Voilà
trois heures que nous gravissons le chemin abrupt bordé de genévriers ;
nous avons auparavant traversé des prairies couvertes de gentianes
bleues et d'edelweiss d'un blanc feutré, avenantes invitations au repos.
Le Dritchou, qui prend sa source sur les hauts plateaux tibétains et
devient le Yangtsé en Chine, semble déjà très loin, en contrebas, dans
la grande vallée qu'il traverse et à laquelle il donne vie. L'air est
vif : à 4 500 mètres d'altitude le bleu lumineux du ciel, d'une
intensité inconnue dans les plaines, claque sur la clarté des rocs. Nous
approchons des grottes où une douzaine d'ermites, moines, nonnes ou
pratiquants laïcs mènent sereinement leur vie contemplative dans un
silence que seuls troublent parfois, comme pour en souligner la
profondeur, le cri d'une marmotte, l'appel rauque d'un grand corbeau ou
la mélodie flûtée d'une grive. Le lieu s'appelle la « Prairie de Lotus
». Ainsi que l'écrivait Kaldèn Guiatso, le grand ermite, très révéré de
l'Amdo :
Si tu aspires à la solitude des montagnes,
Les grottes accueillantes s'ouvrent à flanc de falaise
Sous des sommets drapés de brume.
Demeurer en ces retraites est source d'une indicible joie,
temporelle et ultime.
Participer
à la vie des ermites en subvenant à leurs maigres besoins est une joie
pour les nomades des environs. Ils viennent parfois leur rendre visite
et leur apportent des provisions : tsampa (farine d'orge grillée], beurre, viande séchée qu'ils déposent à l'entrée de l'ermitage si le méditant est en retraite fermée.
Nous
nous approchons de l'une des grottes qui s'ouvre sur une petite
corniche ensoleillée. Nos deux guides, un moine du monastère de la
vallée et un praticien de médecine traditionnelle tibétaine, connaissent
bien les ermites et savent que le retraitant du lieu accepte de
recevoir les rares pèlerins de passage. La grotte a été très simplement
aménagée : on y a construit quelques murets de pierre pour la rendre
habitable. Il faut se courber pour franchir la porte basse qui donne sur
une antichambre minuscule. L'inventaire est vite fait : un âtre de
glaise, une pile de bois sec, une bouilloire en aluminium et quelques
sacs de toile contenant des provisions.
Deux
marches, un lourd rideau de toile, et nous sommes en présence de
l'ermite. La pièce est faiblement éclairée par une lucarne on peut tout
juste se tenir debout en son centre. Sur un côté, un petit autel a été
disposé dans la roche noire. De l'autre, un simple mur de pierre enduit
de terre et, à même le sol, la couche sur laquelle l'ermite est assis le
jour et dort la nuit. À son chevet, sur une étagère rustique, sont
empilés des livres enveloppés de tissus multicolores : recueils
d'instructions spirituelles, biographies de saints et quelques traités
philosophiques. Ils sont constitués de folios oblongs, non reliés,
calligraphiés ou imprimés à partir de planches de bois gravées,
analogues à celles utilisées à la grande imprimerie artisanale de
Dergué.
L'ermite
nous accueille avec calme et gentillesse. Il a trente-six ans et est en
retraite dans cette grotte depuis quatre ans. Après de nombreuses
années d'étude dans un monastère de la vallée, où il a obtenu le titre
de khènpo, équivalent d'un doctorat en philosophie, il a ressenti
un profond désir de se consacrer à la méditation. Il avait grande hâte
de s'éloigner des préoccupations mondaines qui affligent nombre d'entre
nous : le gain et la perte, le plaisir et le déplaisir, la louange et le
blâme, la renommée et l'anonymat.
Il
nous offre du thé - à vrai dire, de l'eau chaude à la surface de
laquelle flottent quelques feuilles de thé. Dans cette atmosphère
recueillie, les grandes conversations semblent déplacées. Nous nous
enquérons de sa santé, échangeons quelques propos sur la pratique
spirituelle, et promettons de lui faire parvenir un texte qu'il souhaite
avoir et que nous avons réimprimé en Inde. Puis, après avoir partagé
son silence pendant quelques instants, nous prenons congé, non sans
avoir déposé discrètement une offrande pour l'aider à poursuivre son
ascèse. […]
Matthieu Ricard, Tibet, regards de compassion.
Note :
Contrairement à l'affirmation de Matthieu Ricard, le titre de khènpo n'est pas l'équivalent du doctorat de philosophie. On devient khènpo
en connaissant parfaitement les dogmes magico-tantriques et
mythologiques du lamaïsme. Or la véritable philosophie est née auprès de
ceux qui ont, pour la première fois, rejeté les légendes pour expliquer
la nature et dire comment le monde est né. « La raison a fait ses
premiers pas avec les Milésiens (au début du VIe siècle av. J.-C.) qui
ont donné à leur étonnement, non pas l'expression fantasmatique du
mythe, mais penseurs rationnels, l'ont transmuée en un véritable questionnement philosophique », rappelle le philosophe Emmanuel Pougeoise.