Dans la
Chine ancienne, l'usage de chanter (ou de rédiger) des poèmes au
moment de mourir, se généralisa chez les moines bouddhistes, « et,
précise Paul Demiéville, il est curieux d'observer dans ces pièces
à quel point les représentations de nature s'imposent à ces
religieux lorsque sonne leur dernière heure. Voici par exemple ce
qu'écrivit au moment de mourir, en 568, sur le papier qu'il demanda
avant de jeter le pinceau pour serrer les mains de ses confrères, le
moine Tche-k'ai qui avait passé sa vie à étudier la scolastique la
plus savante de l'Abhidharma indien :
Vains
sont ces textes que je laisse à pleins paniers ;
Ils
ne font que brouiller mon destin à venir.
Voici
que s'assombrit le chemin vers les Sources ; *
Voici
pur et glacé le tumulus transi.
La
rosée d'un matin s'est toute évaporée ;
Il
n'y a plus que dans la nuit le bruit des pins.
[...]
A partir
du milieu de la dynastie des T'ang, toutefois, quand l'école du
Tch'an (Ch'an, Zen au Japon) a pris forme et que son influence domine
peu à peu toute la vie intellectuelle, on voit des poètes comme
Wang Wei (701-761), Pai Kiu-yi (772-846) et son ami Lieou Yu-si
(772-842), plus tard encore Sseu-k'ing T'ou (837-908) ou Wei Tchouang
(vers 900), se montrer plus familiers avec les doctrines spécifiques
du Tch'an. Plusieurs d'entre eux rédigèrent les inscriptions
funéraires des grands maîtres du Tch'an décédés de leur temps.
[…]
C'est
aussi vers la fin des T'ang, alors qu'on voit ainsi la poésie du
Tch'an adopter les formes et les procédés de la lyrique classique,
que se développent des théories esthétiques identifiant
l'inspiration poétique à l'intuition du Tch'an. Dès la fin du
VIIIe siècle un poète laïc, Tai Chan-louen, écrivait que «
l'esprit poétique ouvre la porte du Tch'an », et dans les vers de
Ts'ien K'i, à la même époque, la poésie va de pair avec la
religion, toutes deux définies du reste en termes naturistes :
La
pensée poétique se trouve parmi les bambous ;
L'esprit
du tao naît au-dessous des pins.
Au début
du siècle suivant, Lieou Yu-si (772-842) met en valeur le rôle que
peut jouer dans la création poétique le recueillement mystique à
la manière bouddhique. Ce thème va prendre une importance
croissante sous les Song. « Entre Tch'an et poésie, pas de
différence ; l'illumination (l'« éveil », wou) du pinceau
est pareille à l'illumination du Tch'an », écrit Li Tche-yi à son
ami le grand poète Sou Che (Son Tong-p'o, 1036-1101), qui qualifiait
la poésie de Li Tche-yi de « recueillement au pinceau ». L'époque
des Song (960-1279) est celle du « Tch'an de la lettre » (wen-tseu
tch'an), d'un Tch'an littéraire bien différent du Tch'an des
T'ang qui abominait la « lettre » et se targuait de « ne pas
instituer
d'écrits
» La littérature avait pris sous les Song une expansion nouvelle
dans toutes les classes de la société, et sous la menace des
barbares, qui occupaient tout le nord de la Chine, les lettrés se
repliaient vers la religion, comme il était déjà advenu à
l'époque des Six Dynasties ; plus que jamais, ils fréquentaient les
maîtres du Tch'an qui se comportaient eux-mêmes en lettrés. Le
Tch'an tombe alors aux mains des lettrés et des esthètes. Il donne
naissance à toute une esthétique, qui se formule dans des « poèmes
sur la poétique » et, surtout, dans des recueils en prose intitulés
« Propos sur la poésie » (che-houa). Ceux-ci représentent,
sous la forme bien chinoise de notes éparses et sans système, de
véritables traités d'esthétique poétique. Le plus célèbre de
ces recueils est celui de Yen Yu (vers 1200). La poétique de Yen Yu
repose essentiellement sur l'assimilation de la poésie au Tch'an ;
il prétend « traiter de la poésie comme on traite du Tch'an ». Ce
qu'il retient du Tch'an, c'est l'insistance sur l'intuition,
l'illumination, l'« éveil » (wou), l'esprit par opposition
à la lettre : « De même que le principe du Tch'an est tout entier
dans l'illumination irrationnelle, de même le principe de la
poésie... Il y a dans la poésie une certaine qualité qui n'a rien
à faire avec l'écrit, un certain goût qui n'a rien à faire avec
la raison. » Comme le disait un auteur contemporain, Wou K'o (mort
vers 1174), il faut se garder des « vers morts », terme qu'il
empruntait à ce logion de Leang-kiai de Tong-chan : « On
appelle phrase morte une phrase dans le langage duquel il y a
encore langage ; une phrase vivante est celle dont le langage n'est
plus langage. » « En poésie comme en Tch'an », déclare un autre
auteur des Song, « il n'y a pas deux méthodes : il faut rendre au
serpent mort le venin de la vie. » Yen Yu soutient qu'en poésie «
tout est dans l'inspiration », une inspiration tellement
insaisissable qu'il la compare à l'antilope qui, pour couper sa
trace, se pend par les cornes à la branche d'un arbre (comme le font
au Valais les chamois en hiver) : autre image tirée d'un maître du
Tch'an du IXe siècle. L'art poétique de Yen Yu, qui s'opposait du
reste à d'autres tendances esthétiques fondées sur l'érudition et
la « raison », a eu de longs échos en Chine, jusqu'au XVIIIe
siècle où elle fut reprise par un théoricien confucianiste, encore
très lu de nos jours.
Il y
aurait beaucoup à dire sur les rapports du Tch'an et de la poésie à
partir des Song. L'époque des Song elle-même n'est ici qu'a peine
abordée. Comment ne pas mentionner le « Recueil de la falaise
verte » (Pi-yen lou), vaste somme de la littérature
antérieure du Tch'an qu'enrichissent les célèbres interprétations
versifiées de Siue-teou (XIe siècle) ? »
Paul
Demiéville