En
lisant, lors de sa parution en 1970,
dans la revue Hermès, volume 7, la traduction du Sin-sin-ming écrit
par Seng-Ts'an, troisième patriarche du Tch'an après Boddhidharma,
je fus frappé par la similitude de cet enseignement avec celui du
vedanta tel que je le découvrais à travers un maître bengali,
Swâmi Prajnânpad.
1.
La grande Voie n’a rien de difficile, mais il faut éviter de
choisir! Soyez libéré de la haine et de l’amour : elle apparaîtra
alors dans toute sa clarté!
La
grande Voie n'a rien de difficile mais il faut éviter de choisir.
Signalons tout d'abord que la tradition du Tch'an ou du zen se
caractérise par un extrême dépouillement si on la compare aux
méthodes beaucoup plus complexes offertes par certaines traditions
et qui peuvent paraître d'un abord difficile, comme le bouddhisme
tantrique tibétain par exemple avec son symbolisme ardu des
différentes divinités. Ce qui est certain, en tout cas, c'est que
la grande voie est parfaitement simple. Elle peut paraître difficile
parce que le mental, lui, n'est que complexité. Mais la voie en
elle-même, si le mental n'était pas empêtré dans ses
contradictions et ne sécrétait pas sans arrêt des doutes, serait
aisée.
Or,
aussi étrange que cela puisse paraître pour nous qui sommes
imprégnés de l'idée du libre arbitre et donc de celle du « choix
» qui en découle, le grand facteur de complication du mental, c'est
sa capacité à « choisir » en fonction de ses opinions et
conceptions subjectives enracinées dans l'inconscient. C'est
pourquoi il est dit : Il
faut éviter de choisir.
Cette formulation ne peut être que déroutante pour les
Occidentaux modernes que nous sommes, imbus de leurs opinions, qui
ont fondé leur existence sur un prétendu libre choix. « Je choisis
le bien contre le mal. » Et, à partir de là, on peut se griser de
belles paroles. Lors de la révolution russe, les bolcheviques ont
choisi le bien contre le mal, mais les chrétiens orthodoxes dont les
conceptions étaient diamétralement opposées choisissaient aussi,
de leur côté, le bien contre le mal. La grande Voie consiste en une
vision lucide de la réalité telle qu'elle est, sans prendre parti,
sans « choisir ». Cela n'exclut pas l'action, la réponse
appropriée à la situation, pourvu que cette action libre et
spontanée ne découle pas d'opinions, de parti pris et de préjugés
qui l'entachent.
On
peut donner un sens encore plus précis à cette parole : « Il faut
éviter de choisir. » Nous avons pris l'habitude, depuis l'enfance,
de choisir la moitié heureuse de l'existence et de refuser la moitié
douloureuse, de rechercher ce que nous considérons comme agréable
et de fuir ce que nous considérons comme pénible : nous ne
connaissons donc qu'une moitié de l'existence, nous n'avons que la
moitié des données du problème. Swâmi Prajnânpad disait : « Do
you want half life or full life? »
voulez-vous la moitié de la vie ou la vie totale ? – et aussi «
Can
you miss the fullness of life? »,
pouvez-vous manquer la plénitude de la vie?
Soyez
libéré de la haine et de l'amour et elle apparaîtra dans toute sa
clarté.
A première vue, cette affirmation n'est pas compréhensible. Nous
sommes d'accord pour penser qu'il faut être libéré de la haine
mais surtout pas être libéré de l'amour. En vérité, quel sens
donnons-nous au mot « amour »? Il s'agit bien sûr ici du
dépassement des émotions
pour atteindre une vision qui n'a pas de contraire. Le Sin-sin-ming
dans
son intégralité nous invite à la vérité suprême, une vérité «
non duelle » située au-delà de l'amour ordinaire qui n'est que
l'opposé de la haine, du bonheur qui est simplement l'inverse de la
souffrance. On pourrait traduire par : « Soyez libéré de
l'attraction et de la répulsion », restez au centre, dans l'axe,
avec cette vision nouvelle, révolutionnaire de la réalité qui
n'est plus appréhendée d'un point de vue dualiste.
2.
S’en
éloigne-t-on de l’épaisseur d’un cheveu, c’est comme un
gouffre profond qui sépare le ciel et la terre. Si vous désirez la
trouver, ne soyez ni pour ni contre!
Le
ciel et la terre, dans toutes les traditions, ont à peu près le
même sens symbolique. « Que Ta volonté soit faite sur la Terre
comme au Ciel. » Les Évangiles sont fondés sur la reconnaissance
d'un niveau ciel et d'un niveau terre, tout en proposant que s'efface
cette séparation entre le ciel et la terre. Le Royaume des Cieux est
« au-dedans de nous », donc est déjà ici-bas, sur cette terre. Et
pourtant il existe bien deux niveaux : le niveau terre livré au
Prince de ce Monde (ici, je n'utilise plus la formulation chinoise
mais le langage évangélique) et le niveau ciel. S'en
éloigne-t-on de l'épaisseur d'un cheveu, c'est comme un gouffre
profond qui,
de nouveau, sépare
le ciel et la terre.
Si, au lieu d'être libéré de l'attraction et de la répulsion, on
réintroduit les polarités « agréable-désagréable », «
j'aime-je n'aime pas », un gouffre profond sépare le ciel – la
paix, la sérénité, la compréhension, la certitude, l'amour
immuable – et la terre – la contradiction, la peur, le désir, la
frustration. Autrement dit, l'adhésion à la réalité telle qu'elle
est, composée de ce que nous aimons et de ce que nous n'aimons pas,
doit être une adhésion à cent pour cent. Une adhésion à
quatre-vingt-dix-neuf pour cent laisse « l'épaisseur d'un cheveu »
entre la vérité et nous. Et un gouffre profond, de nouveau, sépare
le « ciel » auquel nous aspirons et la « terre » avec son cortège
de souffrances et son lot d'insécurité.
Si
vous désirez la trouver (la
grande Voie),
ne soyez ni pour ni contre rien! Là
encore, je sais bien, en tant qu'Occidental, combien cette
proposition est inhabituelle pour la mentalité moderne qui consiste
à être toujours pour ou contre quelque chose. Si vous êtes pour la
Droite, vous êtes contre la Gauche; si vous êtes pour la liberté
des mœurs, vous êtes contre le Vatican. Et l'intelligence, ou
plutôt le mental, a, dans ces domaines, des arguments qui nous
paraissent tout-puissants, impossibles à mettre en cause. « Je suis
médecin, Monsieur, vous me permettrez de mettre l'homéopathie en
doute. » « Je suis médecin, Monsieur, bien placé pour savoir
l'efficacité de l'homéopathie. » Justement, parce que ces
enseignements sont scandaleuse-ment inhabituels, il est intéressant
de constater qu'au 7ème
siècle
un texte venu jusqu'à nous comme un des plus importants pour tout
l'Extrême-Orient (non seulement la Chine mais aussi la Corée et le
Japon) disait en chinois ce que le vedanta enseigne aussi : ne soyez
ni pour ni contre rien.
De
nouveau, nous retrouvons l'attraction et la répulsion, la dualité
fondamentale entre ce que j'aime et ce que je n'aime pas, ce que je
veux et ce que je refuse. Et c'est vrai que le sage n'est ni pour ni
contre rien. S'il est malade, il se soigne, bien sûr, mais à partir
de cette neutralité, de cette équanimité, qui nous est tellement
incompréhensible dans un monde où la vie consiste à prendre parti
– et prendre parti émotionnellement.