Sunday, September 14, 2014

Sagesse et politique



Au monastère tibétain de Menri (Himachal Pradesh), où j'ai séjourné, des moines étudient le Dzogchen. Le Dzogchen est imprégné de Ch'an, un courant du bouddhisme chinois qui est en réalité une reformulation de la philosophie taoïste.

Depuis que l'OCDE a mis en place un indicateur du "vivre mieux", il est utile de regarder le monde moderne à l'aune de l'art taoïste du bonheur.

Le taoïsme n'est pas simplement une philosophie chinoise un peu particulière ou une mystique iconoclaste, il développe aussi des idées très précises sur l'organisation politique de la société.

En fait, dans les écrits de Lao Tseu, ou de Tchouang Tseu, ces différents domaines sont étroitement imbriqués et le vécu le plus spirituel se reflète toujours dans le monde concret. Mystique et politique sont indissociables et la sagesse taoïste s'applique directement au gouvernement des peuples. Cependant, les commentateurs occidentaux ont presque toujours occulté, minimisé, rejeté ou même trahi l'aspect profondément libertaire de la pensée de Lao Tseu car elle rejette la plupart des « valeurs» fondatrices de notre monde contemporain. Lorsque l'on se familiarise avec cet aspect « politique» du taoïsme une chose devient évidente : dans toute l'histoire de l'humanité, aucune société n'a peut-être été plus éloignée de l'idéal taoïste que la nôtre.

« Ne rivalise pas » affirme le Tao Te King. Or, notre « société libérale avancée » exalte la compétition. Elle en fait même un « idéal moral », un principe de fonctionnement. Elle voit dans la rivalité sociale la clé d'une meilleure efficacité, une image de la sélection naturelle où ce sont, soit-disant, les plus aptes qui survivent. « Fais en sorte que les rusés n'osent rien faire » demande le Tao Te King. Or, notre monde moderne est fait pour les rusés, les manipulateurs. Ce sont eux qui mènent le monde et comme le dit fort justement le philosophe Michel Onfray, on ne peut réussir en politique si l'on n'est pas un disciple du Prince de Machiavel qui combine, calcule, utilise avec cynisme. « Garde le peuple du désir ». Lao Tseu considère même que « le plus grand crime [est] d'exciter l'envie», « le plus grand malheur [est] d'être insatiable », « le pire fléau [est] l'esprit d'appétit ». Or, notre société exalte le désir par tous les moyens, suscite l'envie à tel point que désirer et consommer sont devenus synonymes de vivre. Et notre espace mental est constamment occupé par les publicités et autres artifices qui suscitent une multitude de désirs artificiels.

« Qui fait parade de soi-même est sans éclat » dit le Tao Te King. Or, notre société a le culte des idoles. Actrices, chanteurs, romanciers ou philosophes à succès, hommes politiques médiatiques constituent comme la quintessence de notre univers. Seul existe ce qui se montre, se voit, se déploie devant le regard de la multitude. Le secret, l'obscur, est méprisé, ignoré.

Le corollaire de cette parade médiatique est la « réussite sociale » qui est une des « valeurs » clé de notre monde moderne. Or Tchouang Tseu critique avec virulence l'homme qui « considère que la réussite sociale est un signe d'intelligence et l'échec social un signe de stupidité, que le succès est un honneur et l'insuccès une honte ».

On croirait que la parole de Tchouang Tseu s'adresse à l'un de ces hommes d'affaires médiatiques qui répand son idéologie de « gagnant ». Un de ces hommes qui s'est laissé « gonflé par l'ambition », la quête perdue et finalement suicidaire [du point de vue de la nature profonde de l'être humain] de la « dignité, la richesse, l'autorité, le renom... ». Car, selon la parole de Lao Tseu, « de tous les instruments de mort, l'ambition est la plus meurtrière ».

En revanche, être « content de son sort », sans ambition, est devenu, dans la
société actuelle, une faiblesse inadmissible, incompréhensible.

« Quiconque veut s'emparer du monde et s'en servir court à l'échec... qui s'en sert le détruit, qui s'en empare le perd »... enseigne Lao Tseu. Or, l'homme occidental obéit à la croyance pernicieuse que les choses se font grâce à lui, pour lui ; que la volonté est libre, toute puissante et peut ployer les événements, contraindre les êtres.

Finalement, cet homme en arrivera à « s'ériger en maître du monde et obligera les autres hommes à adopter ses jugements et à se sacrifier pour eux ».

Toutes les idéologies destructrices qui se sont toutes rapidement transformées en instruments de terreur obéissent à ce principe. Qu'il soit conduit par une « volonté de bien » ou la soif de pouvoir, l'homme qui veut s'imposer, diriger, se transforme en tyran et conduit la société à la destruction.

Selon Lao Tseu et Tchouang Tseu, le souverain taoïste des temps anciens est trop profond pour être sondé, hésitant, timide, effacé, prudent, simple « comme un bloc vierge ». Il « parle peu », ne cherche jamais à paraître. Il « enseigne par le silence », et « gouverne par le non-faire ». Il aime le peuple et dirige l'état « sans user de subtilité ».

Ce qui est l'exact opposé de nos gouvernants, qui sont superficiels, arrogants, entreprenants se montrent partout, n'aiment pas le peuple et gouvernent par la ruse et le mensonge.

Ainsi, à cause de son idéologie qui n'est qu'une exaltation de tous les aspects les plus sombres et les plus superficiels de la nature humaine, l'Occident s'éloigne de l'harmonie naturelle, tourne le dos à la vraie Sagesse, et s'enfonce toujours plus loin dans cette nuit particulière de la modernité.

L'humilité, l'effacement et Wu Wei, la non-ingérence, sont en fait le cœur, l'ossature, de cette sagesse taoïste dont le roi est l'expression.

Wu Wei est le non-agir, la non-intervention, la Sainte Paresse, qui laisse les êtres et les choses se développer librement. Il s'oppose au Yu Wei, l'effort délibéré qui veut intervenir, transformer le monde selon ses désirs ou ses idées.

Mais qu'est exactement la Sainte Paresse ?

C'est avant tout une révolution intime avant d'être une révolution sociale. Ou plus précisément une révolution de l'intime. Une capacité de « ne rien faire », s'abstraire des multiples activités quotidiennes, de ne plus être possédé par la volonté d'agir, pour se « maintenir dans la quiétude ».

Cela ne veut évidemment pas dire regarder la télévision, lire des romans, sortir avec des amis. Toutes les formes de distraction, de divertissement, participent pleinement à l'agitation générale et sont absolument opposées à la Sainte Paresse.

En revanche, ceux qui ont la capacité de couper le flux des préoccupations, qui aiment regarder l'herbe pousser, contempler l'océan, se perdre dans les nuages, le blanc de la neige ou le bleu du ciel sont sur le chemin de la Sainte Paresse. Ils savent naturellement s'ouvrir à cette autre dimension de la vie qui est la Vie dans sa pleine réalité, son intime présence, en dehors de la folie qui pousse à toujours désirer, vouloir. Ils sont aptes à saisir cette simplicité première.

Mais cette faculté qui est naturelle à certains s'apprend.

D'ailleurs, des thérapeutes intelligents enseignent aux personnes atteintes de dépression à devenir attentives à leur environnement immédiat : un chat qui passe, l'arbre au loin, le bruit du vent dans les feuilles, un insecte sur le mur. Contrairement à ce que fait la psychanalyse qui recherche l'origine d'une souffrance et continue de ce fait l'agitation naturelle à notre époque, cette pratique demande une attention autre, décalée. Il s'agit de se focaliser autrement.

C'est ainsi que certaines personnes vivant dans une ville côtière ont pris conscience de l'omniprésence des oiseaux marins. Une présence qu'elles n'avaient jamais remarquée auparavant, tellement elles étaient prises par l'agitation générale qui régit tous les domaines de notre existence.

En développant cette capacité si simple et pourtant si difficile à réaliser pour certains, on entre dans une relation d'harmonie avec la nature. Car la nature obéit à la Sainte Paresse. Elle en est l'expression. Sans cesse elle « agit sans agir ». Elle est la parfaite illustration du Wu Wei.

Ceux qui ont observé les oiseaux savent qu'ils passent beaucoup de temps à « ne rien faire ». Ils ne se lissent même pas les plumes. Ils demeurent immobiles ou bien planent très haut dans le ciel sans nécessité, par pur plaisir. S'ouvrir à la Sainte Paresse, c'est devenir un peu oiseau ou un peu taoïste, ce qui est presque la même chose puisque les immortels taoïstes étaient représentés avec des plumes, pour marquer leur affinité avec le ciel.

La perte de cette capacité naturelle qui était générale chez beaucoup de peuples orientaux a amené l'Occident au bord du gouffre. Notre société débordante d'activités de mouvements est à l'image de celui qui « remplit sans cesse » et « ferait mieux de s'arrêter » dont parle Lao Tseu ou de celui qui, selon une autre image, « sans cesse affûte un glaive » et « dont la lame sera vite usée ». Finalement, le monde moderne ne souffre pas d'un désordre économique ou moral — ce sont des conséquences — mais d'un manque de paresse.

Erik Sablé

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