Au
monastère tibétain de Menri (Himachal Pradesh), où j'ai séjourné,
des moines étudient le Dzogchen. Le Dzogchen est imprégné de
Ch'an, un courant du bouddhisme chinois qui est en réalité une
reformulation de la philosophie taoïste.
Depuis que l'OCDE a mis en place un indicateur du "vivre mieux", il est utile
de regarder le monde moderne à l'aune de l'art taoïste du bonheur.
Le
taoïsme n'est pas simplement une philosophie chinoise un peu
particulière ou une mystique iconoclaste, il développe aussi des
idées très précises sur l'organisation politique de la société.
En
fait, dans les écrits de Lao Tseu, ou de Tchouang Tseu, ces
différents domaines sont étroitement imbriqués et le vécu le plus
spirituel se reflète toujours dans le monde concret. Mystique et
politique sont indissociables et la sagesse taoïste s'applique
directement au gouvernement des peuples. Cependant, les commentateurs
occidentaux ont presque toujours occulté, minimisé, rejeté ou même
trahi l'aspect profondément libertaire de la pensée de Lao Tseu car
elle rejette la plupart des « valeurs» fondatrices de notre monde
contemporain. Lorsque l'on se familiarise avec cet aspect «
politique» du taoïsme une chose devient évidente : dans toute
l'histoire de l'humanité, aucune société n'a peut-être été plus
éloignée de l'idéal taoïste que la nôtre.
«
Ne rivalise pas » affirme le Tao
Te King.
Or, notre « société libérale avancée » exalte la compétition.
Elle en fait même un « idéal moral », un principe de
fonctionnement. Elle voit dans la rivalité sociale la clé d'une
meilleure efficacité, une image de la sélection naturelle où ce
sont, soit-disant, les plus aptes qui survivent. « Fais en sorte que
les rusés n'osent rien faire » demande le Tao
Te King.
Or, notre monde moderne est fait pour les rusés, les manipulateurs.
Ce sont eux qui mènent le monde et comme le dit fort justement le
philosophe Michel Onfray, on ne peut réussir en politique si l'on
n'est pas un disciple du Prince de Machiavel qui combine, calcule,
utilise avec cynisme. « Garde le peuple du désir ». Lao Tseu
considère même que « le plus grand crime [est] d'exciter l'envie»,
« le plus grand malheur [est] d'être insatiable », « le pire
fléau [est] l'esprit d'appétit ». Or, notre société exalte le
désir par tous les moyens, suscite l'envie à tel point que désirer
et consommer sont devenus synonymes de vivre. Et notre espace mental
est constamment occupé par les publicités et autres artifices qui
suscitent une multitude de désirs artificiels.
«
Qui fait parade de soi-même est sans éclat » dit le Tao
Te King.
Or, notre société a le culte des idoles. Actrices, chanteurs,
romanciers ou philosophes à succès, hommes politiques médiatiques
constituent comme la quintessence de notre univers. Seul existe ce
qui se montre, se voit, se déploie devant le regard de la multitude.
Le secret, l'obscur, est méprisé, ignoré.
Le
corollaire de cette parade médiatique est la « réussite sociale »
qui est une des « valeurs » clé de notre monde moderne. Or
Tchouang Tseu critique avec virulence l'homme qui « considère que
la réussite sociale est un signe d'intelligence et l'échec social
un signe de stupidité, que le succès est un honneur et l'insuccès
une honte ».
On
croirait que la parole de Tchouang Tseu s'adresse à l'un de ces
hommes d'affaires médiatiques qui répand son idéologie de
« gagnant ». Un de ces hommes qui s'est laissé « gonflé
par l'ambition », la quête perdue et finalement suicidaire [du
point de vue de la nature profonde de l'être humain] de la «
dignité, la richesse, l'autorité, le renom... ». Car, selon la
parole de Lao Tseu, « de tous les instruments de mort, l'ambition
est la plus meurtrière ».
En
revanche, être « content de son sort », sans ambition, est devenu,
dans la
société
actuelle, une faiblesse inadmissible, incompréhensible.
«
Quiconque veut s'emparer du monde et s'en servir court à l'échec...
qui s'en sert le détruit, qui s'en empare le perd »... enseigne Lao
Tseu. Or, l'homme occidental obéit à la croyance pernicieuse que
les choses se font grâce à lui, pour lui ; que la volonté est
libre, toute puissante et peut ployer les événements, contraindre
les êtres.
Finalement,
cet homme en arrivera à « s'ériger en maître du monde et obligera
les autres hommes à adopter ses jugements et à se sacrifier pour
eux ».
Toutes
les idéologies destructrices qui se sont toutes rapidement
transformées en instruments de terreur obéissent à ce principe.
Qu'il soit conduit par une « volonté de bien » ou la soif de
pouvoir, l'homme qui veut s'imposer, diriger, se transforme en tyran
et conduit la société à la destruction.
Selon
Lao Tseu et Tchouang Tseu, le souverain taoïste des temps anciens
est trop profond pour être sondé, hésitant, timide, effacé,
prudent, simple « comme un bloc vierge ». Il « parle peu », ne
cherche jamais à paraître. Il « enseigne par le silence », et «
gouverne par le non-faire ». Il aime le peuple et dirige l'état «
sans user de subtilité ».
Ce
qui est l'exact opposé de nos gouvernants, qui sont superficiels,
arrogants, entreprenants se montrent partout, n'aiment pas le peuple
et gouvernent par la ruse et le mensonge.
Ainsi,
à cause de son idéologie qui n'est qu'une exaltation de tous les
aspects les plus sombres et les plus superficiels de la nature
humaine, l'Occident s'éloigne de l'harmonie naturelle, tourne le dos
à la vraie Sagesse, et s'enfonce toujours plus loin dans cette nuit
particulière de la modernité.
L'humilité,
l'effacement et Wu
Wei,
la non-ingérence, sont en fait le cœur, l'ossature, de cette
sagesse taoïste dont le roi est l'expression.
Wu
Wei
est le non-agir, la non-intervention, la Sainte Paresse, qui laisse
les êtres et les choses se développer librement. Il s'oppose au Yu
Wei,
l'effort délibéré qui veut intervenir, transformer le monde selon
ses désirs ou ses idées.
Mais
qu'est exactement la Sainte Paresse ?
C'est
avant tout une révolution intime avant d'être une révolution
sociale. Ou plus précisément une révolution de l'intime. Une
capacité de « ne rien faire », s'abstraire des multiples activités
quotidiennes, de ne plus être possédé par la volonté d'agir, pour
se « maintenir dans la quiétude ».
Cela
ne veut évidemment pas dire regarder la télévision, lire des
romans, sortir avec des amis. Toutes les formes de distraction, de
divertissement, participent pleinement à l'agitation générale et
sont absolument opposées à la Sainte Paresse.
En
revanche, ceux qui ont la capacité de couper le flux des
préoccupations, qui aiment regarder l'herbe pousser, contempler
l'océan, se perdre dans les nuages, le blanc de la neige ou le bleu
du ciel sont sur le chemin de la Sainte Paresse. Ils savent
naturellement s'ouvrir à cette autre dimension de la vie qui est la
Vie dans sa pleine réalité, son intime présence, en dehors de la
folie qui pousse à toujours désirer, vouloir. Ils sont aptes à
saisir cette simplicité première.
Mais
cette faculté qui est naturelle à certains s'apprend.
D'ailleurs,
des thérapeutes intelligents enseignent aux personnes atteintes de
dépression à devenir attentives à leur environnement immédiat :
un chat qui passe, l'arbre au loin, le bruit du vent dans les
feuilles, un insecte sur le mur. Contrairement à ce que fait la
psychanalyse qui recherche l'origine d'une souffrance et continue de
ce fait l'agitation naturelle à notre époque, cette pratique
demande une attention autre, décalée. Il s'agit de se focaliser
autrement.
C'est
ainsi que certaines personnes vivant dans une ville côtière ont
pris conscience de l'omniprésence des oiseaux marins. Une présence
qu'elles n'avaient jamais remarquée auparavant, tellement elles
étaient prises par l'agitation générale qui régit tous les
domaines de notre existence.
En
développant cette capacité si simple et pourtant si difficile à
réaliser pour certains, on entre dans une relation d'harmonie avec
la nature. Car la nature obéit à la Sainte Paresse. Elle en est
l'expression. Sans cesse elle « agit sans agir ». Elle est la
parfaite illustration du Wu
Wei.
Ceux
qui ont observé les oiseaux savent qu'ils passent beaucoup de temps
à « ne rien faire ». Ils ne se lissent même pas les plumes. Ils
demeurent immobiles ou bien planent très haut dans le ciel sans
nécessité, par pur plaisir. S'ouvrir à la Sainte Paresse, c'est
devenir un peu oiseau ou un peu taoïste, ce qui est presque la même
chose puisque les immortels taoïstes étaient représentés avec des
plumes, pour marquer leur affinité avec le ciel.
La
perte de cette capacité naturelle qui était générale chez
beaucoup de peuples orientaux a amené l'Occident au bord du gouffre.
Notre société débordante d'activités de mouvements est à l'image
de celui qui « remplit sans cesse » et « ferait mieux de
s'arrêter » dont parle Lao Tseu ou de celui qui, selon une
autre image, « sans cesse affûte un glaive » et « dont la lame
sera vite usée ». Finalement, le monde moderne ne souffre pas d'un
désordre économique ou moral — ce sont des conséquences — mais
d'un manque de paresse.
Erik
Sablé