Sunday, September 14, 2014

Introduction du Tch'an chinois au Tibet



Le Tch'an (Ch'an) ne figure pas officiellement au nombre des diverses écoles de pensée du Bouddhisme tibétain. En effet, si nous conservons des preuves écrites de son introduction au Tibet, son implantation est restée sous-jacente et n'a pas donné naissance à une secte propre. Son évolution et ses ramifications sont donc souterraines.

Pour comprendre la part d'imprégnation du Tch'an dans les fondements de la mystique tibétaine et pour situer le problème qu'a soulevé cet impact, il est indispensable d'avoir présents à l'esprit les faits majeurs concernant la diffusion du Bouddhisme dans ce pays et la formation, dans ses très grandes lignes, des principaux ordres monastiques qui subsistent encore de nos jours.

Pour cela, il faut se reporter au VIIIe siècle, époque cruciale pour la destinée du Tibet car elle fut celle de sa plus grande expansion territoriale (jusqu'à Touen-houang et même, de façon épisodique, jusqu'à Tch'ang-ngan, alors capitale de la Chine ) et surtout le point de départ de son rayonnement spirituel.

Les auteurs tibétains distinguent deux vagues de diffusion du bouddhisme. La première qui avait probablement débuté au vue siècle s'affirma au VIIIe siècle avec l'arrivée de l'éminent pandit indien Santaraksita puis celle du grand tantriste Padmasambhava. Après une terrible proscription de la Doctrine à partir du IXe siècle, la seconde diffusion commença avec l'arrivée d'Atisa en 1042.

Cette distinction traditionnelle est d'importance puisque seront critiquées par la suite les sectes qui se réfèrent aux tantra anciens, c'est-à-dire traduits avant la seconde diffusion.

De fait, les Nyingmapa ou « Anciens », ainsi appelés parce qu'ils se réclament de la tradition issue de Padmasambhava, et surtout les Dzogchenpa ou « Tenants du Grand Achèvement » qui se rattachent à Vairocana, disciple de Padmasambhava, furent les premiers à être attaqués pour leurs doctrines fondées sur des tantra considérés comme apocryphes.

Certains auteurs « orthodoxes » ont décrit les doctrines des Kagyüpa ou « Tenants des enseignements oraux » issus de Marpa (1012-1096), maître de Milarépa, ainsi que les doctrines Nyingmapa et surtout celles de sa branche Dzogchen comme étant le prolongement du Tch'an chinois.

Et par ailleurs, le grand érudit Kagyupa Padma dKarpo ( XVIe siècle) rapporte dans sa Chronique que certains textes de son école ( tout comme certains textes de l'école Nyingmapa ) sont des œuvres qui auraient été enterrées en tant que « gter-ma » ou « trésors » par le maître chinois Mahayana, le défenseur du Tch'an lors de la célèbre controverse du VIIIe siècle. [...]

La controverse sino-indienne du VIIIe siècle

Cette doctrine du Dhyàna chinois fut appelée d'abord « Grand Yoga » et par la suite « Hva-çan lugs » ou « manière des hva-çan » ( ce dernier terme étant la transcription du mot chinois ho-chang, « bonze »). Les récits concernant son introduction au Tibet nous ont d'abord été connus à travers les chroniques tibétaines tardives. Celles-ci relatent toutes une controverse religieuse qui aurait eu lieu au Tibet sous le règne du roi Trisong detsen ( 755-797 ), désireux d'adopter comme religion officielle la forme de bouddhisme la plus authentique, mais certainement aussi conscient de devoir choisir la forme la mieux appropriée au tempérament de son peuple.

Cette controverse qui portait sur la nature des méthodes conduisant à l'Éveil, opposa le Hva-çan chinois Mahayana aux partisans des maîtres indiens Santaraksita et Kamalasila qui le soumirent à un interrogatoire dogmatique.

Comme le rapporte entre autres l'historien Butön (1290-1364) dans sa chronique, les partisans du Hva-çan formaient « l'École de la méthode subite » (sTon-mun-pa), et ceux de son concurrent indien formaient « l'École de la méthode graduelle » (rCen-min-pa), ces deux expressions étant la transcription phonétique de deux termes tirés de la scolastique chinoise.

Comme tous les auteurs de chroniques tardives, Butön affirme qu'à la suite de cette controverse, le maître chinois fut défait et que seul, le bouddhisme indien intervint dans la formation du bouddhisme tibétain.

Mais le dépouillement des manuscrits trouvés à Touen-houang, capital pour la connaissance de cette période, allait apporter un éclairage tout à fait nouveau.

C'est le regretté sinologue P. Demiéville qui ouvrit ce champ d'études du Dhyana chinois au Tibet, en éditant et en traduisant dans une œuvre magistrale intitulée « Le Concile de Lhasa », le dossier chinois de cette controverse qui porte pour titre : « Ratification des vrais principes du Grand Véhicule (conformes à la doctrine) de l'Éveil subit ».

Ce texte est d'une historicité incontestable puisqu'il a été rédigé par un laïc chinois nommé Wang Si, probablement témoin oculaire de la controverse.

Or, contrairement à la tradition tibétaine, d'après la tradition chinoise, le roi semble s'être prononcé en faveur du prédicateur chinois, puisque Wang Si achève sa préface par la conclusion suivante :

« En l'année siu, le 15 de la première lune, fut enfin promulgué ce grand édit :

«La doctrine du Dhyana qu'enseigne Mahayana est un développement parfaitement fondé du texte des sutra ; il n'y a pas la moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés à pratiquer et à s'exercer selon cette Loi. » (P. 42.)

Au cours des vingt dernières années, de nombreux travaux ont vu le jour et l'on sait maintenant que cette controverse sino-indienne a bien eu lieu au Tibet, vers 780 (et non pas de 792 à 794), à Samyé (et non à Lhasa) et probablement même dans des lieux divers, sous forme de discussions faites par écrit. Pourtant on ignore encore les faits exacts car s'il est sans doute vrai que dans un premier temps le roi trancha en faveur du parti chinois, il est incontestable que par la suite toutes les écoles du bouddhisme tibétain se référèrent aux deux écoles indiennes du Madhyamika fondé par Nagarjuna et du Yogacara fondé par Asanga.

En tout cas, il est vrai aussi qu'il n'existe aucune preuve écrite de la condamnation officielle du Dhyana chinois au Tibet et si les maîtres chinois furent finalement battus, on retrouve encore trace de leur doctrine dans certains ordres, en particulier ceux des Nyingmapa et des Kagyupa, qui ont été accusés de prolonger le Tch'an. [...]

C'est l'expérience de l'intériorité profonde qui donne à l'homme sa grandeur : les Tibétains le savent bien, eux qui s'efforcent depuis des siècles de vivre cette vérité. Le Tch'an est une réalisation mystique, centrée uniquement sur l'expérience intérieure qui vise à une prise de conscience intuitive, en état de samadhi. Comment les Tibétains, pour la plupart si enclins au mysticisme, auraient-ils pu rester insensibles à une doctrine qui faisait appel à une réalisation intime profonde, sans appui extérieur ? Le succès des Hva-çan fut immédiat et foudroyant, si l'on en croit le dossier chinois. Certes, le Tch'an, comme toute autre doctrine implantée au Tibet, a pris dans ce pays une couleur particulière : la couleur tibétaine qui trahit la nature d'un peuple imprégné d'occultisme.

Guilaine Mala



Note sur le Dzogchen Bönpo :

L’influence du Ch'an chinois sur le Dzogchen des Bönpo est trop souvent ignoré malgré de nombreuses similitudes et l'enseignement d’un patriarche du nom de Darma Bode. Le nom de Darma Bode fait dire à Samten Karmay, né dans une famille Bönpo du Tibet et directeur de recherche au CNRS : « Il nous rappelle Bodhidharma, le patriarche de la tradition Ch'an/Zen ».

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