Le
Tch'an (Ch'an) ne figure pas officiellement au nombre des diverses
écoles de pensée du Bouddhisme tibétain. En effet, si nous
conservons des preuves écrites de son introduction au Tibet, son
implantation est restée sous-jacente et n'a pas donné naissance à
une secte propre. Son évolution et ses ramifications sont donc
souterraines.
Pour
comprendre la part d'imprégnation du Tch'an dans les fondements de
la mystique tibétaine et pour situer le problème qu'a soulevé cet
impact, il est indispensable d'avoir présents à l'esprit les faits
majeurs concernant la diffusion du Bouddhisme dans ce pays et la
formation, dans ses très grandes lignes, des principaux ordres
monastiques qui subsistent encore de nos jours.
Pour
cela, il faut se reporter au VIIIe siècle, époque cruciale pour la
destinée du Tibet car elle fut celle de sa plus grande expansion
territoriale (jusqu'à Touen-houang et même, de façon épisodique,
jusqu'à Tch'ang-ngan, alors capitale de la Chine ) et surtout le
point de départ de son rayonnement spirituel.
Les
auteurs tibétains distinguent deux vagues de diffusion du
bouddhisme. La première qui avait probablement débuté au vue
siècle s'affirma au VIIIe siècle avec l'arrivée de l'éminent
pandit indien Santaraksita puis celle du grand tantriste
Padmasambhava. Après une terrible proscription de la Doctrine à
partir du IXe siècle, la seconde diffusion commença avec l'arrivée
d'Atisa en 1042.
Cette
distinction traditionnelle est d'importance puisque seront critiquées
par la suite les sectes qui se réfèrent aux tantra anciens,
c'est-à-dire traduits avant la seconde diffusion.
De fait,
les Nyingmapa ou « Anciens », ainsi appelés parce qu'ils se
réclament de la tradition issue de Padmasambhava, et surtout les
Dzogchenpa ou « Tenants du Grand Achèvement » qui se rattachent à
Vairocana, disciple de Padmasambhava, furent les premiers à être
attaqués pour leurs doctrines fondées sur des tantra considérés
comme apocryphes.
Certains
auteurs « orthodoxes » ont décrit les doctrines des Kagyüpa ou
« Tenants des enseignements oraux » issus de Marpa (1012-1096),
maître de Milarépa, ainsi que les doctrines Nyingmapa et surtout
celles de sa branche Dzogchen comme étant le prolongement du Tch'an
chinois.
Et par
ailleurs, le grand érudit Kagyupa Padma dKarpo ( XVIe siècle)
rapporte dans sa Chronique que certains textes de son école ( tout
comme certains textes de l'école Nyingmapa ) sont des œuvres qui
auraient été enterrées en tant que « gter-ma » ou « trésors »
par le maître chinois Mahayana, le défenseur du Tch'an lors de la
célèbre controverse du VIIIe siècle. [...]
La
controverse sino-indienne du VIIIe siècle
Cette
doctrine du Dhyàna chinois fut appelée d'abord « Grand Yoga » et
par la suite « Hva-çan lugs » ou « manière des hva-çan »
( ce dernier terme étant la transcription du mot chinois ho-chang,
« bonze »). Les récits concernant son introduction au Tibet nous
ont d'abord été connus à travers les chroniques tibétaines
tardives. Celles-ci relatent toutes une controverse religieuse qui
aurait eu lieu au Tibet sous le règne du roi Trisong detsen (
755-797 ), désireux d'adopter comme religion officielle la forme de
bouddhisme la plus authentique, mais certainement aussi conscient de
devoir choisir la forme la mieux appropriée au tempérament de son
peuple.
Cette
controverse qui portait sur la nature des méthodes conduisant à
l'Éveil, opposa le Hva-çan chinois Mahayana aux partisans des
maîtres indiens Santaraksita et Kamalasila qui le soumirent à un
interrogatoire dogmatique.
Comme le
rapporte entre autres l'historien Butön (1290-1364) dans sa
chronique, les partisans du Hva-çan formaient « l'École de la
méthode subite » (sTon-mun-pa), et ceux de son concurrent
indien formaient « l'École de la méthode graduelle »
(rCen-min-pa), ces deux expressions étant la transcription
phonétique de deux termes tirés de la scolastique chinoise.
Comme
tous les auteurs de chroniques tardives, Butön affirme qu'à la
suite de cette controverse, le maître chinois fut défait et que
seul, le bouddhisme indien intervint dans la formation du bouddhisme
tibétain.
Mais le
dépouillement des manuscrits trouvés à Touen-houang, capital pour
la connaissance de cette période, allait apporter un éclairage tout
à fait nouveau.
C'est le
regretté sinologue P. Demiéville qui ouvrit ce champ d'études du
Dhyana chinois au Tibet, en éditant et en traduisant dans une œuvre
magistrale intitulée « Le Concile de Lhasa », le dossier
chinois de cette controverse qui porte pour titre : « Ratification
des vrais principes du Grand Véhicule (conformes à la doctrine) de
l'Éveil subit ».
Ce texte
est d'une historicité incontestable puisqu'il a été rédigé par
un laïc chinois nommé Wang Si, probablement témoin oculaire de la
controverse.
Or,
contrairement à la tradition tibétaine, d'après la tradition
chinoise, le roi semble s'être prononcé en faveur du prédicateur
chinois, puisque Wang Si achève sa préface par la conclusion
suivante :
« En
l'année siu, le 15 de la première lune, fut enfin promulgué
ce grand édit :
«La
doctrine du Dhyana qu'enseigne Mahayana est un développement
parfaitement fondé du texte des sutra ; il n'y a pas la
moindre erreur. Que désormais religieux et laïcs soient autorisés
à pratiquer et à s'exercer selon cette Loi. » (P. 42.)
Au cours
des vingt dernières années, de nombreux travaux ont vu le jour et
l'on sait maintenant que cette controverse sino-indienne a bien eu
lieu au Tibet, vers 780 (et non pas de 792 à 794), à Samyé (et non
à Lhasa) et probablement même dans des lieux divers, sous forme de
discussions faites par écrit. Pourtant on ignore encore les faits
exacts car s'il est sans doute vrai que dans un premier temps le roi
trancha en faveur du parti chinois, il est incontestable que par la
suite toutes les écoles du bouddhisme tibétain se référèrent aux
deux écoles indiennes du Madhyamika fondé par Nagarjuna et du
Yogacara fondé par Asanga.
En tout
cas, il est vrai aussi qu'il n'existe aucune preuve écrite de la
condamnation officielle du Dhyana chinois au Tibet et si les maîtres
chinois furent finalement battus, on retrouve encore trace de leur
doctrine dans certains ordres, en particulier ceux des Nyingmapa et
des Kagyupa, qui ont été accusés de prolonger le Tch'an. [...]
C'est
l'expérience de l'intériorité profonde qui donne à l'homme sa
grandeur : les Tibétains le savent bien, eux qui s'efforcent depuis
des siècles de vivre cette vérité. Le Tch'an est une
réalisation mystique, centrée uniquement sur l'expérience
intérieure qui vise à une prise de conscience intuitive, en état
de samadhi. Comment les Tibétains, pour la plupart si enclins au
mysticisme, auraient-ils pu rester insensibles à une doctrine qui
faisait appel à une réalisation intime profonde, sans appui
extérieur ? Le succès des Hva-çan fut immédiat et foudroyant,
si l'on en croit le dossier chinois. Certes, le Tch'an, comme toute
autre doctrine implantée au Tibet, a pris dans ce pays une couleur
particulière : la couleur tibétaine qui trahit la nature d'un
peuple imprégné d'occultisme.
Guilaine
Mala
Note
sur le Dzogchen Bönpo :
L’influence
du Ch'an chinois sur le Dzogchen des Bönpo est trop souvent ignoré
malgré de nombreuses similitudes et l'enseignement d’un patriarche
du nom de Darma Bode. Le nom de Darma Bode fait dire à Samten
Karmay, né dans une famille Bönpo du Tibet et directeur de
recherche au CNRS : « Il nous rappelle Bodhidharma, le patriarche de
la tradition Ch'an/Zen ».