Sunday, May 16, 2010

La vie est un piège à rat
Joël Labruyère

La prise de conscience aiguë de l’impasse de l’incarnation dans le circuit vie -mort, porte en elle-même la solution libératrice. Seulement voilà, on ne recherche exclusivement qu’une adaptation supportable à l’existence.

La culture terrestre est totalement fabriquée pour nous adapter de gré ou de force au monde.

Dès qu’un Gautama découvre que l’origine de la souffrance réside dans le désir de naître dans ce monde, aussitôt, les traîtres professionnels inversent son message – par « compassion envers le grand nombre ». C’est pourquoi les religions et les spiritualités ne proposent que des méthodes pour rendre l’enfer du piège acceptable.
On fait dire à Jésus « mon royaume n’est pas le piège le rat », mais ce qui intéresse les foules c’est le morceau de gruyère. C’est par fascination pour cet appât tentateur que nous nous sommes fait pincer. Et maintenant, l’âme serrée entre les mâchoires de l’espace et du temps, nous voudrions simplement desserrer un peu l’emprise.
Le piège est si puissant qu’il ne vient à l’idée de personne qu’on puisse l’ouvrir de force d’un seul coup. On préfère rêver qu’il s’entrouvrira peu à peu, à condition qu’on se comporte comme de gentils rats blancs. On se dit qu’il doit bien y avoir de hautes instances qui contrôlent les expériences. Lorsqu’ils en auront assez d’observer nos contorsions, ils vont nous délivrer, n’est-ce pas ? Mais cela revient à croire que le poseur de piège, le pervers qui a placé le morceau de fromage, n’aurait pas d’intention criminelle !

On va même jusqu’à s’imaginer qu’il est un dieu d’amour et que le piège est une création divine. Pour le disculper, on invente un méchant diable et un sauveur qui console les opprimés. Pendant ce temps, on reste piégé.

Pour tuer le temps, on fait semblant de vivre jusqu’à l’heure de la mort. Alors, on s’endort, on rêve qu’on est au paradis jusqu’à ce qu’une secousse nous réveille. C’est la morsure du piège qui se rappelle à notre mauvais souvenir. Aïe, on est réincarné pour de bon. Même faute, même punition. Mais comme on connaît la ritournelle, cette fois on jure qu’on va s’organiser pour obtenir une meilleure place au soleil. On file doux et le karma nous arrange une planque.

A force de lassitude, lorsqu’on commence à réfléchir à tout cela, il se peut qu’on finisse par trouver des explications plus satisfaisantes que les fausses évidences spiritualistes.

Mais là tout se complique, car les réponses ont généralement été élaborées pour nous embrouiller.

Un temps infini est nécessaire pour en faire le tour et en comprendre la nullité opérationnelle.

Alors, on commencer à déplacer notre conscience vers la sphère des mystères, à condition que la morsure du piège nous en laisse le loisir. Car il y a peu d’élus, d’après ce qu’on dit.

Si on a de la chance, on comprend le problème. Nous sommes à la fois le rat, le piège et l’appât. Cette lucidité relève de la Grâce.
A condition d’assumer cette lucidité, et après avoir rejeté les mensonges de la sagesse du monde, le plus dur reste à faire. Comment sortir du piège et ne plus s’y laisser pincer ?

Il faudra encore batailler avec les marchands de « comment faire ». Un long et pénible périple de déceptions attend le candidat à l’émancipation ultime. Il est testé et éprouvé.

Une fois débarrassé des sophistes, des conseilleurs qui ne sont pas les payeurs, il y a un passage à vide. C’est un sas de déconditionnement, où, en dépit du caractère désertique du lieu, il faut avoir foi et confiance dans notre individualité immortelle.

Alors quoi ?

L’expérience du plus grand libéré ne peut libérer personne.

La libération découle naturellement de la vision directe du système dans lequel on est piégé, à savoir, son origine, sa structure, sa puissance et ses points faibles.
Ici, il faut se comporter en guerrier et en stratège. On ne joue plus au petit saint dans cette cour là.

On ne peut se libérer que de ce qu’on connaît. C’est pourquoi la sagesse antique déclare « homme connais-toi ». Il ne s’agit pas d’un processus d’exploration psychologique. Il faut pénétrer à fond le système piège-appât au cœur duquel notre être se tient comme dans l’œil du cyclone. On dit qu’il faut se sentir comme le noyé qui voudrait respirer.

Beaucoup d’êtres font l’expérience d’une détresse parfois extrême, mais cela n’entraîne pas pour autant une vision lucide sur soi-même et le monde. Cela peut même les pousser à rechercher l’oubli.

Il y a une souffrance profonde qui provient d’une lassitude de l’âme et qui n’est pas du même ordre que la souffrance égotique liée aux déplaisirs de l’existence.
La prise de conscience qu’on est pris au piège de l’incarnation ne s’explique pas. L’Evangile relate ce passage aussi célèbre que mal interprété, où Jésus en croix s’écrie : « Eli lama sabachtani ». Cela signifie en araméen : « dans quel filet me suis-je laissé prendre ? » On est étonné lorsqu’on découvre la nature du piège de l’incarnation.

Celui qui a éprouvé cet état est un initié. Il pénètre à l’intérieur du mystère de son existence. Il devient ce mystère. Il découvre les règles du jeu dans cette nouvelle configuration. Ce ne sont pas les mêmes que celles qu’on lui appris. Il a changé de niveau.

Ici, on devient vraiment sérieux. On ne court plus après les évasions spirituelles, les idéaux ou les pouvoirs. On ne se disperse plus. On sait qu’on ne peut compter que soi-même et sur ceux qui partagent la même expérience, les frères qui ont démasqué le piège et qui jubilent de cette découverte. Avec eux, on peut élaborer une stratégie pour la grande évasion.

Que les dieux nous soient cléments.