Sunday, September 14, 2014

Conte pour adultes : Kunley l'homme foudre


Le Vajra-phallus (tib. Dorje, le diamant-foudre) et le mantra sacré Om mani padme hum, qui signifie : le Joyau (pénis) dans le Lotus (vulve), sont vénérés par les adeptes du Vajrayana.

Ce conte rappelle l'origine démoniaque des Dharmapâlas, gardiens du Dharma. Afin de protéger leur doctrine (Dharma) et les institutions religieuses du bouddhisme tibétain, des lamas assujettirent des démons. Drugpa Kunley (1455-1529) est un de ces lamas. Il reçut une formation religieuse selon la tradition de la branche Drugpa de l'école Kagyu, mais ne tarda pas à embrasser le destin peu orthodoxe d'ascète errant. Il joua un rôle important dans la conversion du Bhoutan à la doctrine bouddhique. Kunley doit sa popularité auprès du peuple tibétain à son grand amour des jeunes filles et de la bière.

Kunley l'homme foudre

C'était au mauvais temps où le démon de Wong épouvantait le monde. Il dînait tous les jours de paysans crasseux, de vieux durs, d'enfants gras et de vaches laitières, ravageait les greniers, piétinait les moissons dans les champs en terrasses puis allait digérer ses horribles ripailles au fond d'une caverne offerte aux mille vents d'un mont inaccessible. Il fit tant et si mal qu'il vida le pays. Ne resta plus vivante, un jour, dans sa cabane, qu'une vieille oubliée. C'est alors que Kunley, le fou béni des dieux, vint dans cette vallée. Il vit les moissons mortes et les charrues rouillées. Il flaira les nuages. L'odeur de l'air lui dit quelle sorte d'affreux régnait sur la contrée.

Il s'allongea dans l'herbe. Il posa près de lui son arc et son épée, ses flèches et sa gamelle où était un vieux fond de farine beurrée. Il prit une poignée de ces provisions rances, il s'en badigeonna les cuisses et l'abdomen, après quoi, chatouillant ses balloches velues, il se mit à bander avec une vigueur de dragon amoureux. Il fit enfin semblant de somnoler un brin et, tranquille, attendit.

Le démon descendit par le sentier abrupt, l'œil noir, le nez ronflant, les poings traînant par terre. Au détour du chemin il découvrit Kunley. Il fit halte. Il gronda :

— Quel étrange animal !

Il le palpa du pied, renifla, appela ses diablotins esclaves.

Ils vinrent, bourdonnant comme des mouches bleues autour de sa figure.

— Je doute, leur dit-il. Cet individu-là ne me plaît pas du tout. Son corps est chaud. Il vit, selon toute apparence. Pourtant, mille tonnerres, il ne respire pas. Donc il doit être mort. Mais ce n'est pas la faim qui l'a jeté par terre. Il a là, près de lui, sa gamelle beurrée. Le voyez-vous blessé ? Non, il ne saigne pas. Cependant regardez, des vers malodorants lui sortent du nombril. Donc il est trépassé depuis au moins dix jours. Mais voyez comme il bande. Existe-t-il au monde un cadavre pourvu d'un pareil braquemart ? Tout cela me paraît extrêmement malsain. Qu'en pensez-vous, mes bougres ?

— Laissons-le où il est, répondirent les autres. Nous avons tout à l'heure une vieille à manger. Retrouvons-nous chez elle au coucher du soleil. Nous reviendrons plus tard. S'il est encore là, nous saurons bien qu'en faire !

Le démon approuva d'un grondement brumeux. Ses diables s'en allèrent. Il reprit son chemin.

Dès qu'il fut éloigné, Kunley se mit sur pied et courut chez l'aïeule.

— Femme, la paix sur toi ! Elle répondit, braillant, les mains sur ses joues creuses :

— Misère de mes os ! La paix depuis longtemps n'est plus sur mes cheveux. Ce n'est pas toi, mon fils, qui la ramèneras dans ma pauvre cabane ! Un démon affamé règne sur ce pays. Il croque, il déglutit, il rote et il s'en va. C'est tout ce qu'il sait faire. Il viendra cette nuit et me mangera crue, comme il a dévoré tous les gens du village. Avant qu'il soit trop tard, bel homme, sauve-toi !

— Ménage tes poumons et sers-moi, s'il te plaît, une pinte de bière, dit Kunley, s'asseyant devant le feu mourant.

— Il m'en reste un cruchon, gémit la vieille femme. Bois, et tu mourras saoul. C'est mieux ainsi, peut-être.

Elle attendit le soir accroupie près de l'âtre, le front dans les genoux.

Comme le jour tombait, on entendit gronder si fort devant la porte que des plumes d'oiseaux tombèrent du plafond et que la flamme maigre au bout de la bougie grelotta, vacilla, et se ratatina. Kunley se mit debout.

— Ne bouge pas, dit-il à la grand-mère pâle.

Il sortit sa flamberge. Il bandait comme un roc dans un trou de nuage. Il entrouvrit la porte. Un jet de feu jaillit de son gland rougeoyant, atteignit le démon au milieu de la bouche et déchira ses lèvres, et lui brisa huit dents. Le monstre renversé roula dans les broussailles, hurla, se releva, s'enfuit, les bras au ciel, sous la lune nouvelle. A bout de souffle enfin il s'affala au seuil de la Grotte appelée Victoire-du-Lion.

C'était là que vivait la nonne Samadhi. (Kunley avait connu autrefois cette femme. Elle s'était faite nonne au soir de leurs amours.)

— Hé, sainte, cria-t-il, regarde ma figure ! Un démon plus démon que je ne saurais l'être a fait un trou dedans ! La nonne l'ausculta, hocha la tête et dit :

— C'est l'œuvre de Kunley. Son foutre est foudroyant, crois-moi, je l'ai goûté. Rien ne saurait guérir ce genre de désastre.

— Je ne veux pas mourir, gémit l'autre, tremblant. Dis-moi, que dois-je faire ?

— Retourne d'où tu viens. Celui qui t'a blessé doit y cuver sa bière. Promets-lui de ne plus tourmenter les vivants. S'il te prend en pitié, tu auras de la chance.
Le démon s'en revint, tout saignant de la bouche, à la porte où Kunley lui avait fait manger ses lèvres avec ses dents. Il entra à genoux, se prosterna aux pieds de l'errant impassible.

— Voici ma pauvre vie. Je te l'offre, dit-il.

Kunley posa les mains sur sa tête penchée.

— Que ton nom désormais soit Démon-Buffle-Noir. Tu seras ici-bas protecteur des gens simples.

Ce fut dit, ce fut fait. La vieille alla au lit, Buffle-Noir s'en alla rebâtir les villages, et Kunley poursuivit son voyage infini.

Henri Gougaud, « Le livre des amours ».

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