Une
tradition attribue l'introduction de l'homosexualité au Japon à
Kûkai (alias Kôbô Daishi), le fondateur de la secte Shingon : "Depuis
l'époque de l'empereur Kammu, lorsque Kôbô Daishi revint de
Chine, l'amour des hommes a fleuri. Dans
les monastères de Kyôto, les "Cinq Montagnes" de
Kamakura, les quatre grands temples de Washû et Kôshû [Yamato et
Edo], et dans tous les temples de la capitale, la Voie des éphèbes
s'est répandue. Par la suite, non seulement les bouddhistes, mais
aussi les nobles, les guerriers, et tous, sans distinction de rang ou
de richesse, sont devenus intimes avec elle."
Selon
une variante, l'homosexualité fut révélée par le Bodhisattva
Mañjusrî en Inde et par Kûkai au Japon. Une autre tradition fait
remonter ses origines jusqu'au temps mythologiques, avec la légende
des deux divinités Otake no mikoto et Amano no mikoto, décrits
comme des « amis très intimes » — si intimes qu'ils furent
enterrés ensemble.
Il
faut souligner l'importance de la légende de Kôbô Daishi, car
c'est à travers elle que les missionnaires jésuites découvrirent
l'homosexualité bouddhique japonaise. Dans une lettre datée du 20
février 1565, le père Louis Frois écrit : « Dans un lieu appelé
Kôya, il y a de nombreux cloîtres de bonzes. On appelle leur
fondateur Kôbô Daishi. A en juger par ce que celui-ci a fait, ce
bonze n'était pas homme mais plutôt diable. » De même Villela,
dans une lettre datée du 18 août 1561, note : « Les gens sont
terriblement trompés par un bonze appelé Kôbô Daishi. Je trouve,
d'après ce qu'on m'a appris, qu'il était tout à fait le diable
incarné. Il a inventé, et enseigne au peuple, de nombreux péchés
». Comme le montre Schalow, cette légende fut utilisée au XVIIe
siècle pour affirmer les relations homosexuelles entre hommes et
garçons, tant dans les monastères que dans le monde séculier des
guerriers et des marchands. Une des premières mentions de cette
légende se trouve dans un poème du maître Zen Ikkyû : « Monju,
le saint, fut le premier à ouvrir cette voie ; Kôbô du
Kongô [buji] ensuite la fit revivre. Sans mâle et femelle, ses
plaisirs sont comme un cercle sans fin ; les hommes crient de plaisir
lorsqu'ils atteignent l'entrée. »
Schalow décrit trois ouvrages du
XVIIe siècle en relation avec cette légende : le Livre de Kôbô
Daishi, apocryphe dont l'un des premiers manuscrits date de 1598
; Les azalées de roche de Kitamura Kigin (1624-1705) ; et Le
grand miroir de l'amour mâle de Saikaku. Le Livre de Kôbô
Daishi est divisé en trois parties, dont la première élucide
dix signes de la main qui permettent aux acolytes d'exprimer leurs
sentiments aux prêtres ; la seconde fournit à ceux-ci les indices
permettant de déchiffrer les émotions de leurs jeunes amants ; la
troisième décrit les positions de l'acte homosexuel, en s'inspirant
des postures de méditation tantrique. On apprend ainsi que, dans la
première méthode dite de « l'envol de l'alouette », « le cul se
soulève comme une alouette s'élevant dans le ciel », ce qui rend
la pénétration aisée. Par contre, d'autres méthodes comme «
insertion sèche » sont réputées douloureuses. Le reste est du
même venant. En conclusion, l'auteur attribue ces enseignements à
Kûkai lui-même, et donne quelques conseils de physiognomonie pour
évaluer les qualités amoureuses des jeunes garçons.
Dans Les azalées de roche,
Kitamura déclare : « Prendre plaisir dans une belle femme a été
dans le cœur des hommes depuis l'âge des dieux mâles et femelles,
mais prendre plaisir à la beauté d'un autre homme va contre la
nature. Néanmoins, comme les rapports entre sexes avaient été
interdits par le Bouddha, les prêtres de la Loi — n'étant ni de
pierre ni de bois — ne trouvèrent d'autre exutoire à leurs
sentiments que de pratiquer l'amour des garçons. Tout comme les eaux
qui plongent et s'écoulent au-dessus de la passe de Tsukibane
forment les bassins profonds de la rivière Mino, de même cette
forme d'amour s'est avérée plus profonde que l'amour entre hommes
et femmes ».
Pour Kitamura, l'homosexualité
masculine n'est donc à l'origine qu'un pis-aller, une manière de
tourner l'interdit bouddhique contre les rapports hétérosexuels.
Néanmoins, ce « dangereux supplément » se révèle plus durable
et profond que l'original.
Pour Saikaku, par contre,
l'homosexualité masculine est la réalité fondamentale. Parmi les
quarante histoires qui constituent son recueil et qui traitent le
plus souvent des amours des guerriers et des marchands, certaines ont
trait à des prêtres et moines bouddhiques — et l'on voit que ce
sont leurs tendances homosexuelles qui poussèrent nombre d'entre eux
à entrer dans les ordres — et non l'inverse. Si « Kôbô Daishi
ne prêcha pas les profonds plaisirs de l'amour des garçons en
dehors des monastères », suggère ironiquement Saikaku, « c'est
parce qu'il craignait l'extinction de l'humanité » et qu'il «
prévoyait sans doute la popularité de l'amour des garçons durant
cette période finale de la Loi ».
En tout état de cause, il est
indéniable que l'amour homosexuel était étroitement associé dans
l'esprit des japonais de l'époque Edo avec le bouddhisme ésotérique
et, dans une moindre mesure, avec le Zen. Il faudra un jour
reconsidérer sous cet angle l'esthétisme Zen.
L'homosexualité était apparemment
perçue comme une caractéristique du bouddhisme, si l'on en croit un
texte intitulé Yakeiyu shamisen [1628] selon lequel « L'amour entre
femmes est le mystère de la Voie des Kami, l'amour entre hommes, le
mystère de la Loi du Bouddha.
Selon un autre dicton, le Bodhisattva
Jizô préfère « amour des femmes (nyoshoku) », le Bouddha
Yakushi l'« amour des hommes (nanshoku) ». Notons au
passage que la terminologie reflète une vision typicalement mâle
puisque nanshoku renvoie clairement à l'« amour entre hommes
», tandis que nyoshoku semble indiquer l'attraction de
l'homme pour la femme plutôt que le lesbianisme. Quoi qu'il en soit,
le principal patron des homosexuels bouddhistes n'est pas le Bouddha
de la médecine Yakushi, mais le Bodhisattva Mañjusrî (en raison
apparemment d'un jeu de mots sur la prononciation japonaise de son
nom, Mañjusrî, shiri signifiant « les fesses »). Dans un
roman de Saikaku, l'héroïne dit à Mañjusrî : « Sans doute
pouvez-vous, Seigneur Monju, comprendre l'amour entre les hommes,
mais pour ce qui est de la passion féminine, vous n'en avez pas la
moindre idée ».
Une autre histoire, rapportée dans le
Konnan shigusa de Hiraga Gennai, explique comment le roi Yama,
l'un des roi infernaux, avait décidé d'interdire l'homosexualité
lorsqu'un autre roi, le « Roi Tournant la Roue », la défendit en
déclarant qu'elle était moins néfaste que l'hétérosexualité.
La plupart des auteurs semblent
s'accorder sur le fait que l'homosexualité mâle était relativement
bien acceptée dans la société japonaise et constituait l'un des
traits caractéristiques de la vie monastique. Elle était perçue
comme une sorte de compensation pour la prohibition des femmes dans
les monastères, prohibition particulièrement stricte sous les
Tokugawa. Dans l'« Histoire de Gengobei », Saikaku fait dire à son
héros : « Lorsque je me fis moine..., je fis le vœu au Bouddha de
renoncer entièrement à l'amour des femmes ; mais, à cette
occasion, je m'excusai auprès de tous les Bouddhas en les priant de
me permettre ce qu'en mon cœur je ne pouvais abandonner, ma passion
pour les beaux garçons qui portent les cheveux sur le devant de la
tête. Si bien que personne ne peut aujourd'hui m'en faire grief ».
Toutefois, lorsque le jeune novice auquel s'adressait Gengobei se
révèle être son ancienne amante, il transcende bien vite la «
différence entre l'envers et l'endroit », « la volupté avec les
hommes et celle que donnent les femmes. » Et Saikaku de conclure : «
Tout bien considéré, il était tombé dans un piège dont le trou
n'avait rien de détestable. Le Maître Çakya [Shâkyamuni] lui-même
y laisserait volontiers prendre l'un de ses pieds ».
Bernard Faure