Le terme de « socialisme Dhammique » (dharmique) a été forgé par Ajahn Bouddhadasa (moine bouddhiste thaïlandais) à la fin des années 1960 en réponse à la polarisation politique croissante dans le sud-est asiatique. Durant les années soixante, la Thaïlande a été entraînée dans le tumulte géopolitique dont la guerre du Vietnam était le principal embrasement.
Durant les années soixante, les violences grandissantes entre les insurgés communistes et l’aile droite de l’armée soutenue par les Etats-Unis ont causé la mort de dizaines de milliers de personnes. A la même époque, les moines bouddhistes ont été régulièrement forcés de s’abstenir de commentaires sur la politique ; un silence issu de nombreuses décennies de croyance a persuadé la majorité des moines que la politique et les « affaires du monde » ne les concernaient pas.
C’est dans ce climat qu’Ajahn Bouddhadasa commença à parler de « socialisme dhammique ». Depuis les années quarante, alors qu’il devenait de plus en plus connu en Thaïlande, il n’avait jamais eu peur de parler de politique. Auparavant, il le faisait en se référant à la démocratie, qui n’était pas le système en vigueur en Thaïlande.
Par la suite, dans les années soixante, il commença à soutenir ouvertement et avec conviction, que le bouddhisme, à la base et par nature, est socialiste. Il fut la première grande figure en Thaïlande à le faire (quelques dirigeants birmans avaient déjà utilisé le terme de « socialisme bouddhique »), et il fut le premier à aborder cette notion avec la signification particulière qu’il lui donna et qu’il ne cessa de développer le reste de sa vie.
La définition qu’il donnait au terme « socialisme » n’était pas une définition marxiste. La traduction en thaï signifie littéralement : « en faveur de la société » ou « qui est du côté de la société ».
Dans cette définition, socialisme veut dire prendre le parti de la société, de la communauté, et est en opposition avec la notion d’individualisme. Tandis que la responsabilité individuelle est importante dans l’éthique bouddhiste, « l’individu » n’existe pas dans la vérité ultime et le bouddhisme n’a jamais promu l’individualisme, même si on pourrait parfois le croire à notre époque.
De fait, les enseignements du Dhamma mettent l’accent naturellement sur le bien collectif - sans que cela soit au détriment de l’individu -, mais le bien-être social ne peut être sacrifié à des intérêts et des désirs personnels.
Cette notion de socialisme apparaît dans la perspective fondamentale que le Dhamma est la nature et que la nature est le Dhamma, inséparablement. Comme toute chose est le Dhamma, il n’y a rien qui ne soit pas le Dhamma. Dhamma signifie « la loi naturelle », qui est en interrelation. Si vous regardez notre monde et notre place dans le monde, avec ce regard-là, il n’est pas difficile de voir une nature socialiste, et non individuelle. Dans un monde où tout est en interrelation, la responsabilité individuelle prime sur les droits individuels et elle concerne le collectif comme l’individuel.
La forme la plus visible du socialisme à cette époque, comme sans doute encore aujourd’hui, était une vision matérialiste du socialisme. Le bouddhisme, de tout temps, n’a jamais été une forme de matérialisme, pas plus qu’il n’a été une sorte d’idéalisme qui voit le monde comme une quelconque illusion sans importance. La réalité est l’interdépendance du corps et de l’esprit, de l’individu et de la collectivité, et ainsi de suite. Par conséquent, Ajahn Buddhadasa insistait sur le fait que le socialisme bouddhique ne pourrait jamais être un socialisme matérialiste.
De plus, les premières formes historiques du socialisme ont été violentes et un socialisme bouddhique ne peut être que non-violent. Ajahn Bouddhadasa critiquait le communisme et le marxisme avec leur définition de la « guerre des classes », comme étant prioritairement motivés par un sentiment de revanche. Il comparait le « capitalisme assoiffé de sang » avec le « marxisme revanchard » et il s’efforça de créer une alternative, une compréhension médiane, du juste milieu. Il décrivait ainsi un socialisme qui était avant tout un système moral basé sur la spiritualité. Cette forme de socialisme ne peut fonctionner que si nous réfrénons notre égoïsme ; il ne peut fonctionner avec les habituels stimulants – telles l’avidité et la peur – employés par les systèmes non-dhammiques.
Dans la pratique
Ajahn Bouddhadasa fonda Suan Mokkh en 1932. Sous son influence, ce lieu se transforma en un monastère avec des caractéristiques et un état d’esprit tout à fait différents de la plupart (voire de tous) les autres monastères thaïlandais.
C’est là que nous pouvons le mieux voir et comprendre comment lui-même pratiquait les principes du socialisme dhammique. Parce que la nature et la loi naturelle sont inhérentes dans la compréhension du Dhamma et du socialisme dhammique, Suan Mokkh met l’accent sur la communion avec la nature. Ajahn Bouddhadasa croyait que pour être capable de comprendre « la nature socialiste de la nature », il fallait vivre au plus près de la nature. Sans cette intimité, nous ne pouvons avoir que des notions abstraites sur le Dhamma et des notions abstraites de nos théories politiques aussi. Ainsi, il vivait immergé dans un environnement naturel et il créa un endroit pour que d’autres puissent faire de même.
De la même manière, il fit de son mieux pour diriger Suan Mokkh comme une entreprise coopérative. Une version capitaliste de coopérative avait été introduite en Thaïlande par des experts allemands, pendant que des marxistes en introduisaient une autre version. Ajahn Bouddhadasa avait sa propre conception des coopératives. Il insistait sur l’idée que la nature est une forme de coopérative. Dans la forêt, les plantes, les animaux, les insectes et les microbes font chacun leur part de travail en coopération pour entretenir la forêt. Ceux qui vivent proches de la nature et qui l’observent peuvent comprendre cela. Il croyait que les êtres humains pouvaient aussi apprendre à vivre de manière coopérative avec les forêts, les champs et tout l’environnement naturel.
Pour l’administration de Suan Mokkh, Ajahn Bouddhadasa n’était pas du genre à « administrer les gens ». Par certains côtés, il dirigeait Suan Mokkh comme s’il en avait la charge, prenant les importantes décisions qu’il jugeait de sa responsabilité. Bien que, dans ce sens, il fût un véritable meneur d’hommes, il ne dirigeait pas les gens. Il ne leur disait ce qu‘ils devaient faire. Il conseillait à chacun de « trouver son rôle ». Si quelqu’un avait des difficultés et voulait son aide, il discutait volontiers de la situation avec cette personne, mais jamais on ne le vit assigner des tâches à l’un ou à l’autre. Les gens choisissaient de faire le travail qu’ils voulaient faire et il leur expliquait comment faire pour que cela devienne une pratique du Dhamma. Pour qu’un tel endroit puisse fonctionner harmonieusement, chacun devait être motivé pour faire sa part du travail.
La plupart des activités à Suan Mokkh était optionnelle. Il n’y avait pas beaucoup de règles et Ajahn Buddhadasa ne s’occupait pas de combien de temps chacun méditait, ce qu’il lisait, s’il participait ou non aux récitations des textes.
D’un autre côté, il pouvait être dur, en accord avec sa conception de la nature. La nature peut être dure : la stupidité et l’attachement se terminent en souffrance. Bien qu’il puisse parfois être dur avec les gens, il leur laissait aussi la liberté d’être responsables, de faire leurs propres choix, de faire leurs propres erreurs et d’apprendre de la vie elle-même.
Suan Mokkh a toujours eu une vision écologique. Ajahn Bouddhadasa fut un des premiers en Thaïlande à parler de la nécessité de préserver la forêt, et à mettre l’accent sur le fait que la forêt était en train de disparaître rapidement et que des actions devaient être entreprises pour la préserver. Sa vision écologique prenait racine à la fois dans le bouddhisme et dans les expériences de son enfance où la forêt faisait partie de la vie de tout un chacun, comme l’étaient les rizières et la mer.
Ses soucis écologiques se sont traduits naturellement dans sa préférence pour la simplicité. A Suan Mokkh, la plupart des enseignements, des cérémonies et autres activités se faisaient en extérieur. Jusqu’à la fin de sa vie, alors que d’autres personnes commençaient à prendre en charge le monastère, les constructions ont été limitées au strict minimum et la vie était restée simple. Le socialisme dhammique ne peut être efficace que si les gens sont d’accord pour vivre simplement. Dès que l’opulence apparaît, certaines personnes auront davantage de biens matériels, vont acquérir plus de pouvoir et auront plus d’occasions d’exploiter les autres.
Durant la lutte politique entre capitalisme et communisme, Suan Mokkh servit de terrain neutre pour la droite et la gauche. Même au sein des gouvernements à dominante militaire qui dirigèrent la Thaïlande, il y eut des personnalités de haut rang, ayant des convictions libérales, qui furent des étudiants d’Ajahn Buddhadasa. Le plus important fut Chaophaya Ladplee, ministre de la Justice pendant de nombreuses années, qui permit à Than Ajahn Bouddhadasa de donner des enseignements sur le Dhamma à toute une génération de juges.
Ajahn Bouddhadasa ne se détournait de personne, aussi les militaires, les bureaucrates et les hommes d’affaire ont toujours été bienvenus à Suan Mokkh, à condition qu’ils soient sincèrement intéressés par le Dhamma. Dans un même temps, des insurgés marxistes, des étudiants radicaux, des activistes et des paysans étaient également bienvenus. Il fut l’une des rares figures religieuses avec lesquelles la gauche pensait qu’il était possible de discuter et il eut de franches discussions avec les deux bords.
Durant les années soixante-dix, plusieurs massacres sanglants eurent lieu, dus au sentiment et à l’idéologie réactionnaire anti-communiste croissants. La violence eut un impact important sur l’esprit des Thaïlandais, pour finalement réduire en lambeaux l’illusion d’une société thaïlandaise heureuse, alors que l’oppression militaire se faisait de plus en plus brutale. Des soldats, armés de fusils et de baïonnettes, violèrent des étudiantes, y compris des lycéennes. Les cadavres d’étudiants furent suspendus à des arbres au milieu du campus, puis ils furent lacérés et brûlés. Cette violence fit naître une immense blessure dans cette génération, blessure encore ouverte trente années plus tard.
Au milieu de cette brutalité militaire contre ce qui était perçu comme une menace communiste, Ajahn Bouddhadasa choisit de parler du socialisme dhammique, insistant sur le fait que ce socialisme n’était pas une si mauvaise chose, que le bouddhisme était, par nature, davantage socialiste que capitaliste. Selon lui, le capitalisme est un système pour produire de l’argent ; un système basé sur l’avidité, plus intéressé par le profit personnel que par le bien commun. Bien qu’il parlât parfois en bien de la démocratie, il faisait remarquer que celle-ci met en avant un système qui favorise l’égoïsme. Comme nous l’avons dit précédemment, il était également très critique de la nature violente et revancharde du marxisme. Du fait de son intégrité en tant que moine et enseignant, de telles positions ne pouvaient pas être ignorées.
Alliant le bouddhisme avec une conception du socialisme non-marxiste, il aida à créer une couverture sociale et une certaine protection pour les gens qui se faisaient les défenseurs d’un changement progressif non-violent. Il est impossible de quantifier le nombre de vies qui ont été ainsi sauvées par la création de ce terrain neutre, mais de nombreuses personnes en situation de responsabilité, parmi lesquelles des militaires, furent influencées à un degré ou un autre par Bouddhadasa Bhikkhu. Je pense qu’il a joué un rôle dans l’inflexion politique, pour une approche « du cœur et de l’esprit », par les gouvernements militaires du début des années quatre-vingt.
L’espace qu’Ajahn Bouddhadasa aida à créer, permit le développement de nombreuses ONG à cette époque. Certaines étaient originellement issues de réseaux marxistes clandestins, d’autres furent développées par des non-marxistes à la recherche d’une voie médiane pour promouvoir des alternatives à la violence. Parmi ceux-ci, Sulak Sivaraksa et ses étudiants furent importants. Sulak fut fortement influencé par Ajahn Bouddhadasa et il continue à travailler principalement dans le domaine de la justice sociale et du bouddhisme engagé.
Le bouddhisme présenté par Ajahn Bouddhadasa a inspiré ceux qui travaillaient dans le domaine de l’éducation alternative, de l’environnement et du développement des villages, pour ne citer que quelques domaines d’intervention. Beaucoup de ces organisations et de ces travailleurs sociaux étaient directement inspirés ou influencés par lui : le seul maître bouddhiste renommé de son temps à réfléchir sérieusement et à parler des problèmes sociaux et politiques. Bien que ce ne soit plus dangereux aujourd’hui en Thaïlande, il fut un pionnier à une époque où des gens étaient tués pour s’être opposés au gouvernement. Du fait de son prestige, il ne risquait guère d’être tué. Pourtant, dans les années cinquante, le patriarche suprême, qui le détestait profondément, tenta de le faire arrêter, en créant des charges mensongères contre lui et en l’accusant d’être communiste. Il fut démontré que les charges retenues étaient sans fondements, mais la menace était claire.
Le rôle de l’éducation
Quand je lui demandais comment le socialisme dhammique pourrait voir le jour, il reconnaissait que, à l’instar d’une véritable paix dans le monde, cela risquait de prendre du temps. Néanmoins, un voyage de mille kilomètres commence et continue toujours avec le pas que l’on fait maintenant. Il pensait que l’éducation (y compris l’enseignement public traditionnel, l’éducation bouddhique et les enseignements alternatifs) avait un rôle crucial dans le développement du socialisme dhammique. En tant que maître réputé avec, dans son sillage, de nombreux enseignants et éducateurs, il entreprit de faire tout ce qui était en son pouvoir pour nourrir une juste compréhension du Bouddha-Dhamma. Ce fut le travail de sa vie. Le point central de son enseignement était le fait évident que Dhamma et société, spiritualité et politique ne pouvaient être séparés en différents domaines, et qu’une vie exempte d’égoïsme était la seule manière de vivre harmonieusement. Il suggéra que la voie du Bouddha, en lien avec d’autres religions, était le meilleur chemin pour y parvenir.
Ajahn Santikaro (Traduit par Hervé Panchaud)