Le cas Ikkyû
La poésie d’Ikkyû constitue un document irremplaçable, quoique d’interprétation souvent malaisée, sur les mœurs des bouddhistes japonais de l’époque médiévale. Dans un poème de jeunesse intitulé " Le veau ", Ikkyû fait par exemple allusion à la masturbation :
Mes passions à nu, six pouces de long.
La nuit, nous nous rencontrons sur un lit vide.
Une main qui n’a jamais connu le toucher d’une femme.
Et un veau fouillant du groin, gonflé par des nuits trop longues.
Par la suite, Ikkyû fréquenta apparemment les maisons closes, si l’on en croit le grand nombre de poèmes qu’il composa, dans une veine typiquement Zen, à la gloire des prostituées. Dans un poème intitulé " Portrait d’un Arhat au bordel ", il évoque la mésaventure d’Ananda :
Cet Arhat, détaché des passions, n’est pas près de devenir un Bouddha.
Un tour au bordel lui apporterait la grande sagesse.
Du plus haut comique vraiment, ce Mañjusri récitant le Sûramgama,
Depuis longtemps disparus les plaisirs de la jeunesse.
On se souvient qu’Ananda, sur le point de succomber aux avances d’une courtisane, avait été sauvé in extremis par Mañjusri, envoyé à la rescousse par le Bouddha omniscient. Dans un poème autobiographique intitulé " L’hérésie du désir ", Ikkyû revient sur ce thème :
De qui est-il, ce chant qui me rappelle les plaisir du bordel ?
Un chant de jeunesse qui me tourne dans la tête.
Puis une aube jamais vu par Ananda.
Un moyen vers l’éveil, cette Lune d’Automne qui disparaît.
Dans un poème intitulé " Sur un bordel ", Ikkyû fait allusion aux jeux de l’amour (traditionnellement évoqués par la métaphore des nuages et de la pluie) dans lesquels il trouve plaisir et inspiration :
Une jolie femme, les nuages et la pluie, la rivière profonde de l’amour.
Là-haut dans le pavillon, la jeune femme et le vieux moine chantent.
Je trouve mon inspiration dans les embrassements et les baisers ;
Je n’ai pas du tout l’impression d’être en train de jeter mon corps dans les flammes.
Ailleurs, il compare avantageusement les prostituées aux moines, dans un poème dont le titre en dit long : " Avec un poème sur un bordel, je fais honte à ces frères qui obtiennent le Dharma" :
Avec les Kôan et les cas anciens, la tromperie arrogante ne fait que croître ;
Chaque jour, vous vous courbez en vain pour saluer des fonctionnaires.
Quels fanfarons sont les amis de bien de ce monde !
La jeune fille au bordel porte du brocart d’or.
Dans une série de poèmes, Ikkyû chante le désir, les plaisirs de la chair, et le corps féminin. Se comparant au maître de la Loi Kuiji (632-682), il écrit :
Seul le samâdhi de Kuiji était naturel et authentique.
Le vin, la viande, les écritures et les jolies femmes.
Pour rivaliser avec un maître de cet acabit, dans notre école, il n’y a que moi, Sôjun.
Les plaisirs du sexe semblent avoir tenu une place essentielle, presque obsessionnelle, dans son existence :
Dix jours dans ce temple, et mon esprit bat la campagne
Entre mes jambes s’étire le fil rouge
Si vous venez un autre jour, et me demandez
Cherchez plutôt chez le marchand de poisson, à la taverne, ou au bordel.
Voici comment Ikkyû, dans un autoportrait, vante son non-conformisme :
Cet espèce de fou, qui incite à la folie,
Allant et venant dans les bordels et les tavernes,
Lequel d’entre vous, moines aux habits rapiécés, peut le prendre en défaut ?
J’indique le sud, j’indique le nord, l’ouest et l’est ?
En dépit de son plaidoyer en faveur de l’amour charnel, Ikkyû n’était pourtant pas partisan du laxisme, et réprouvait le relâchement des mœurs qu’il observait chez les moines de son temps. Toutefois, ses poèmes sur les maisons closes, et sur les femmes en général, ont un côté didactique, bien-pensant Zen, que n’ont plus les poèmes à la gloire de la belle chanteuse aveugle Shin (Mori). Il s’agit maintenant d’un chant d’amour où la femme est reine, et non plus simple objet de plaisir. Il trouve des accents nouveaux pour chanter l’inspiratrice qu’il retrouvait chaque soir près de lui – nuit après nuit, canards mandarins se serrant l’un contre l’autre sur l’estrade de méditation. Lorsqu’il rencontre celle avec qui il passera dix années de bonheur, Ikkyû est un maître Zen respecté (sinon respectable) âgé de soixante-dix-sept ans ; Shin n’en a que trente, et elle lui survivra plus de trente ans. Il retrouve auprès d’elle une seconde jeunesse, et compose pour elle des poèmes enflammés, dont une vingtaine seulement nous sont parvenus.
Dans l’un d’eux, au titre particulièrement scabreux – " En aspirant les flux d’une jolie femme " -, il écrit :
Les disciples de Linji ne connaissent pas le Zen.
La vraie transmission se fait par " l’âne aveugle " [Sansheng].
Nous jouirons des nuages et de la pluie, durant trois existences et soixante longs kalpa.
Une nuit de notre automne vaut un millier de siècles.
L’idée que la passion amoureuse entraînera la réincarnation des amants réapparaît à diverses reprises. En voici un exemple :
En murmurant, je brise le lien de la honte, et le serment nous lie.
Puis nous chantons, nous promettant d’être fidèles non seulement en cette vie, mais dans la suite des temps,
Quand bien même nos corps deviendraient ceux d’animaux.
Le maître Guishan ne se vit-il pas pousser des cornes de buffles ?
Le titre de ce poème – " Flux sexuels " - est également celui du suivant :
En rêve, je suis épris de la belle Shin du jardin céleste
Etendu sur l’oreiller avec son étamine de fleur
A pleine bouche, j’aspire le pur parfum de son onde
Le soir vient, puis l’ombre de la lune apparaît, et nous chantons un chant nouveau.
Suit une variation sur le même thème, intitulé " Le sexe d’une belle a le parfum de la jonquille " :
Il faut contempler longtemps la tour de Zhu, avant d’y monter.
A minuit, sur le lit de jade, parmi des rêves nostalgiques.
Comme un bourgeon sur une branche de prunier, sa fleur s’ouvre.
Je vais et viens doucement entre ses cuisses de nymphe.
Un dernier poème, intitulé " Prenant ma main pour celle de Shin ", ne laisse aucun doute sur la dextérité de son amante :
Ma main, comme elle ressemble à celle de Shin.
Cette dame est, je crois, la maîtresse du jeu d’amour.
Quand je suis malade, elle sait soigner ma tige de jade,
Et alors se réjouissent mes disciples.
Ikkyû alla jusqu’à faire figurer la belle Shin dans son portrait officiel – fait sans précédent dans les annales bouddhiques. Au soir de sa vie, il chante sans regret la passion, toujours recommencée :
Bien que mes cheveux soient blancs comme neige, les désirs chantent encore à travers à travers mon corps
Je ne peux contrôler toutes les mauvaises herbes qui poussent dans mon jardin.
Bernard Faure, " Sexualités bouddhiques ", Flammarion.