Une
des erreurs qui entravent le plus sûrement la réalisation intemporelle
de l'homme consiste à voir à cette réalisation un caractère
contraignant. Dans bien des systèmes « spirituels », religieux ou
autres, l'homme a le « devoir » de faire son « salut » ; on dénie toute
valeur à tout ce qui est « temporel » et on concentre toute la réalité
imaginable sur le « salut ». Qu'il y ait là encore une idolâtrie
est pourtant évident puisque la réalisation, vue ainsi comme une chose
qui en exclut d'autres, n'est donc qu'une chose parmi les autres,
limitée et formelle, et qu'elle est vue en même temps comme seule «
sacrée » et incommensurablement supérieure à tout le reste. Toute la
réalité déterminante, asservissante, dont l'homme dotait telles ou
telles entreprises « temporelles » se cristallise maintenant sur
l'entreprise du « salut », et cette entreprise devient la plus
déterminante, la plus asservissante qui se puisse concevoir. Réalisation
signifiant libération, on arrive à ce paradoxe absurde que l'homme est
soumis au devoir contraignant d'être libre. L'angoisse de l'homme se
concentre donc sur cette question de son salut ; il tremble à la pensée
qu'il puisse mourir avant d'avoir atteint sa délivrance. Une si grave
erreur de compréhension entraîne nécessairement inquiétude, agitation
intérieure, sentiment d'indignité, crispation égotiste sur
soi-même-en-tant-que-distinct, c'est-à-dire qu'elle interdit la
pacification intérieure, la réconciliation avec soi-même, le désintérêt
envers soi-en-tant-que-distinct, la diminution des émotions, en somme
tout le climat intérieur de détente qui conditionne le déclenchement du
satori (éveil).
L'homme
qui se trompe ainsi pourrait cependant réfléchir un peu mieux. Il n'y a
de devoir que par rapport à une autorité qui l'impose. Le fidèle de
telle ou telle religion dira que « Dieu » est cette autorité qui lui
impose le devoir de son salut. Mais qu'est donc ce « Dieu » qui en
m'imposant quelque chose, est distinct de moi et a besoin de mon action ?
Tout n'est donc pas inclus en sa parfaite harmonie ?
La
même erreur se retrouve chez certains hommes assez évolués
intellectuellement pour ne plus croire en un « Dieu » personnel. Ils
semblent du moins ne plus y croire. Si l'on regarde de plus près, on
voit qu'ils y croient encore. Ils imaginent leur satori, et eux-mêmes
après le satori, et c'est là leur « Dieu » personnel, idole
contraignante, inquiétante, implacable. Il faut qu'ils se réalisent,
qu'ils se libèrent, ils s'effraient à la pensée de n'y pas parvenir, ils
s'exaltent devant tel phénomène intérieur qui leur donne espoir. Il y a
là « ambition spirituelle » qui s'accompagne nécessaire-ment de l'idée
absurde du « Surhomme » qu'il s'agit de devenir, avec revendication de
ce devenir, et angoisse.
Cette
erreur entraîne, d'une façon fatalement logique, le besoin d'enseigner
autrui. Notre attitude envers autrui est calquée sur notre attitude
envers nous-mêmes. Si je crois qu'il me faut faire mon « salut », je ne
puis éviter de croire qu'il me faut amener autrui à faire le sien. Si la
relative vérité que je possède est associée en moi à un « devoir » de
vivre cette vérité — devoir dépendant d'une idolâtrie consciente ou non —
la pensée me vient nécessairement qu'il est de mon « devoir » de
communiquer ma vérité à autrui. Au maximum, ceci donne l'Inquisition et
les Dragonnades ; au minimum, ces innombrables églises, grandes et
petites, qui, tout au long de l'Histoire, ont travaillé activement à
influencer le mental d'hommes qui ne leur posaient aucune question,
d'hommes qui, comme on dit familière-ment, ne leur demandaient rien. La
réfutation de cette erreur que nous étudions en ce moment est
parfaitement exposée dans le Zen (Ch'an), et, à notre connaissance, elle
ne l'est parfaitement que là. Le Zen (Ch'an) dit à l'homme qu'il est
libre dès maintenant, qu'il n'existe aucune chaîne dont il ait à
s'affranchir ; il a seulement des illusions de chaînes. L'homme jouira
de sa liberté dès qu'il cessera de croire qu'il a à se libérer, dès
qu'il aura rejeté de ses épaules le terrible « devoir » du « salut ». Le
Zen (Ch'an) montre le néant de toute croyance en un « Dieu » personnel,
et la contrainte déplorable qui découle nécessairement de cette
croyance. Il dit : « Ne mettez pas de tête au-dessus de la vôtre » ;
il dit aussi : « Ne cherchez pas la vérité : cessez seulement de chérir
des opinions. »
Pourquoi
donc alors, diront certains, l'homme travaillerait-il à obtenir le
satori ? Poser une telle question suppose absurdement que l'homme ne
puisse s'efforcer vers le satori que sous la contrainte d'un devoir. Le
satori représente la fin de cette angoisse qui est actuellement au
centre de toute ma vie psychique et dont mes joies ne sont que des
trêves ; est-il intelligent de me demander pourquoi je travaille à
obtenir ce soulagement complet et définitif ? Si on persiste à me le
demander, je répondrai : « Parce que ma vie sera tellement plus agréable
ensuite. » Et, si ma compréhension est juste, je ne crains pas que la
mort vienne, aujourd'hui ou demain, interrompre mes efforts avant leur
aboutissement ; le problème de ma souffrance cessant avec moi, pourquoi
m'inquiéterais-je de ne plus pouvoir le résoudre ?
Une
juste compréhension, d'autre part, n'interdit pas plus d'enseigner
autrui qu'elle n'oblige à le faire ; une telle interdiction
représenterait une obligation aussi erronée que la première. Mais
l'homme qui a compris que sa propre réalisation ne lui est en aucune
façon un devoir se borne à répondre si on l'interroge ; s'il prend
l'initiative de parler, ce sera seulement pour proposer avec discrétion
telles idées, sans éprouver aucun besoin d'être compris. Il est
semblable à un homme qui, possédant chez lui quelques nourritures saines
en excédent, ouvrirait sa porte ; si tel passant reconnaît ces
nourritures et entre pour en user, c'est bien ; si tel autre n'entre
pas, c'est tout aussi bien. Nos émotions, nos convoitises et nos peurs,
n'ont aucune place dans une juste compréhension.
Hubert Benoit