Sunday, September 14, 2014

La vinaigrette philosophico-spirituelle des bobos



Dans Dieu et l’État, Michel Bakounine rappelle les paroles de Voltaire : « Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer ». Et Bakounine ajoute : « Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C'est la soupape de sûreté ».

Plus loin, Bakounine écrit :

« Il n'y a que deux moyens pour convaincre les masses de la bonté d'une institution sociale quelconque. Le premier, le seul réel, mais aussi le plus difficile, parce qu'il implique l'abolition de l'État — c'est-à-dire l'abolition de l'exploitation politiquement organisée de la majorité par une minorité quelconque —, ce serait la satisfaction directe et complète de tous les besoins, de toutes les aspirations humaines des masses ; ce qui équivaudrait à la liquidation complète de l'existence tant politique qu'économique de la classe bourgeoise, et, comme je viens de le dire, à l'abolition de l'État. Ce moyen serait sans doute salutaire pour les masses, mais funeste pour les intérêts bourgeois. Donc il ne faut pas en parler.

Parlons alors de l'autre moyen, qui, funeste pour le peuple seulement, est au contraire précieux pour le salut des privilèges bourgeois. Cet autre moyen ne peut être que la religion. C'est ce mirage éternel qui entraîne les masses à la recherche des trésors divins, tandis que, beaucoup plus modérée, la classe dominante se contente de partager, fort inégalement d'ailleurs et en donnant toujours davantage à celui qui possède davantage, parmi ses propres membres, les misérables biens de la terre et les dépouilles humaines du peuple, y compris naturellement sa liberté politique et sociale.

Il n'est pas, il ne peut exister d'État sans religion. Prenez les États les plus libres du monde, les États-Unis d'Amérique ou la Confédération suisse, par exemple, et voyez quel rôle important la Providence divine, cette sanction suprême de tous les États, y joue dans tous les discours officiels.

Mais toutes les fois qu'un chef d'État parle de Dieu, que ce soit Guillaume ler, l'empereur knouto-germanique, ou Grant, le président de la Grande République (USA), soyez certains qu'il se prépare de nouveau à tondre son peuple-troupeau.

La bourgeoisie française, libérale, voltairienne, et poussée par son tempérament à un positivisme, pour ne point dire à un matérialisme, singulièrement étroit et brutal, étant devenu, par son triomphe de 1830, la classe de l'État, a dû donc nécessairement se donner une religion officielle. La chose n'était point facile. Elle ne pouvait se remettre crûment sous le joug du catholicisme romain. Il y avait entre elle et l'Église de Rome un abîme de sang et de haine, et, quelque pratique et sage qu'on soit devenu, on ne parvient jamais à réprimer en son sein une passion développée par l'histoire. D'ailleurs, le bourgeois français se serait couvert de ridicule s'il était retourné à l'église pour y prendre part aux pieuses cérémonies du culte divin, condition essentielle d'une conversion méritoire et sincère. Plusieurs l'ont bien essayé, mais leur héroïsme n'eut d'autre résultat qu'un scandale stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible à cause de la contradiction insoluble qui existe entre la politique invariable de Rome et le développement des intérêts économiques et politiques de la classe moyenne.

Sous ce rapport, le protestantisme est beaucoup plus commode. C'est la religion bourgeoise par excellence. Elle accorde juste autant de liberté qu'il en faut aux bourgeois et a trouvé le moyen de concilier les aspirations célestes avec le respect que réclament les intérêts terrestres. Aussi voyons-nous que c'est surtout dans les pays protestants que le commerce et l'industrie se sont le plus développés. Mais il était impossible pour la bourgeoisie de la France de se faire protestante. Pour passer d'une religion à une autre — à moins qu'on ne le fasse par calcul, comme le font quelquefois les Juifs en Russie et en Pologne, qui se font baptiser trois, quatre fois, afin de recevoir chaque fois une rémunération nouvelle —, pour changer de religion, il faut avoir un grain de foi religieuse. Eh bien, dans le cœur exclusivement positif du bourgeois français, il n'y a point de place pour ce grain. Il professe l'indifférence la plus profonde pour toutes les questions, excepté celle de sa bourse avant tout, et celle de sa vanité sociale après elle. Il est aussi indifférent pour le protestantisme que pour le catholicisme. D'ailleurs la bourgeoisie française n'aurait pu embrasser le protestantisme sans se mettre en contra-diction avec la routine catholique de la majorité du peuple français, ce qui eût constitué une grave imprudence de la part d'une classe qui voulait gouverner la France.

Il restait bien un moyen : c'était de retourner à la religion humanitaire et révolutionnaire du XVIIIe siècle. Mais cette religion mène trop loin. Force fut donc à la bourgeoisie de créer, pour sanctionner le nouvel État, l'État bourgeois qu'elle venait de créer, une religion nouvelle, qui pût être, sans trop de ridicule et de scandale, la religion professée hautement par toute la classe bourgeoise.

C'est ainsi que naquit le déisme de l'École doctrinaire.

D'autres ont fait, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, l'histoire de la naissance et du développement de cette École, qui eut une influence si décisive et, je puis bien le dire, funeste sur l'éducation politique, intellectuelle et morale de la jeunesse bourgeoise en France. Elle date de Benjamin Constant et de Mme de Staël, mais son vrai fondateur fut Royer-Collard ; ses apôtres : MM. Guizot, Cousin, Villemain et bien d'autres ; son but hautement avoué : la réconciliation de la Révolution avec la Réaction, ou, pour parler le langage de l'École, du principe de la liberté avec celui de l'autorité, naturellement au profit de ce dernier.

Cette réconciliation signifiait, en politique, l'escamotage de la liberté populaire au profit de la domination bourgeoise, représentée par l'État monarchique et constitutionnel ; en philosophie, la soumission réfléchie de la libre raison aux principes éternels de la foi. Nous n'avons à nous occuper ici que de cette dernière.

On sait que cette philosophie fut principalement élaborée par M. Cousin, le père de l'éclectisme français. Parleur superficiel et pédant, innocent de toute conception originale, de toute pensée qui lui fût propre, mais très fort dans le lieu commun, qu'il a le tort de confondre avec le bon sens, ce philosophe illustre a préparé savamment, à l'usage de la jeunesse étudiante de France, un plat métaphysique de sa façon, et dont la consommation, rendue obligatoire dans toutes les écoles de l'État, soumises à l'Université, a condamné plusieurs générations de suite à une indigestion du cerveau. Qu'on s'imagine une vinaigrette philosophique composée des systèmes les plus opposés, un mélange de Pères de l'Église, de scolastiques, de Descartes et de Pascal, de Kant et de psychologues écossais, le tout superposé sur les idées divines et innées de Platon et recouvert d'une couche d'immanence hégélienne, accompagné nécessairement d'une ignorance aussi dédaigneuse que complète des sciences naturelles, et prouvant que deux fois deux font cinq. »

Heidegger et les guerriers de Shambhala

De nos jours, le Victor Cousin des bobos se nomme Fabrice Midal. Il dirige l’École occidentale de méditation dont le grand séminaire estival évoque cette vinaigrette philosophique qui fait sourire Bakounine.

Durant 18 jours et pour 1100 €, Fabrice Midal mélangera Dogen et Heidegger, Descartes et Shunryu Suzuki, Cézanne et Milarépa, Montaigne et Rilke, Kant et Chögyam Trungpa, Diane Arbus et Shantideva sur fond de méditation.

Le principal « plat métaphysique » de Fabrice Midal se trouve dans son texte sur la pensée bouddhique et la philosophie de Heidegger intitulé « Conférences de Tokyo ».

N'est-il pas inquiétant de faire rencontrer les idées de Chögyam Trungpa, gourou tibétain fou et propagateur de la doctrine guerrière de Shambhala, et la philosophie de Heidegger ? Martin Heidegger, ce « Philosophe de « l'être au monde » dont les sectateurs affirment que n'a strictement aucune importance sa propre façon d'avoir « été au monde », c'est-à-dire son adhésion consciente et volontaire au parti nazi à une époque où ce n'était pas encore obligatoire.
Pensée profondément et radicalement réactionnaire qui justifie toutes les formes de fuites irrationnelles dans une auto-exaltation logomachiquement poétique par refus de chercher à dominer une technique qui de toute façon nous dominera. A fait beaucoup de mal. En particulier à Jean-Paul Sartre », affirme Jean-François Kahn.