Dans Dieu et l’État, Michel
Bakounine rappelle les paroles de Voltaire : « Si Dieu n'existait pas,
il faudrait l'inventer ». Et Bakounine ajoute : « Car, vous comprenez,
il faut une religion pour le peuple. C'est la soupape de sûreté ».
Plus loin, Bakounine écrit :
« Il
n'y a que deux moyens pour convaincre les masses de la bonté d'une
institution sociale quelconque. Le premier, le seul réel, mais aussi le
plus difficile, parce qu'il implique l'abolition de l'État —
c'est-à-dire l'abolition de l'exploitation politiquement organisée de la
majorité par une minorité quelconque —, ce serait la satisfaction
directe et complète de tous les besoins, de toutes les aspirations
humaines des masses ; ce qui équivaudrait à la liquidation complète de
l'existence tant politique qu'économique de la classe bourgeoise, et,
comme je viens de le dire, à l'abolition de l'État. Ce moyen serait sans
doute salutaire pour les masses, mais funeste pour les intérêts
bourgeois. Donc il ne faut pas en parler.
Parlons
alors de l'autre moyen, qui, funeste pour le peuple seulement, est au
contraire précieux pour le salut des privilèges bourgeois. Cet autre
moyen ne peut être que la religion. C'est ce mirage éternel qui entraîne
les masses à la recherche des trésors divins, tandis que, beaucoup plus
modérée, la classe dominante se contente de partager, fort inégalement
d'ailleurs et en donnant toujours davantage à celui qui possède
davantage, parmi ses propres membres, les misérables biens de la terre
et les dépouilles humaines du peuple, y compris naturellement sa liberté
politique et sociale.
Il
n'est pas, il ne peut exister d'État sans religion. Prenez les États
les plus libres du monde, les États-Unis d'Amérique ou la Confédération
suisse, par exemple, et voyez quel rôle important la Providence divine,
cette sanction suprême de tous les États, y joue dans tous les discours
officiels.
Mais
toutes les fois qu'un chef d'État parle de Dieu, que ce soit Guillaume
ler, l'empereur knouto-germanique, ou Grant, le président de la Grande
République (USA), soyez certains qu'il se prépare de nouveau à tondre
son peuple-troupeau.
La
bourgeoisie française, libérale, voltairienne, et poussée par son
tempérament à un positivisme, pour ne point dire à un matérialisme,
singulièrement étroit et brutal, étant devenu, par son triomphe de 1830,
la classe de l'État, a dû donc nécessairement se donner une religion
officielle. La chose n'était point facile. Elle ne pouvait se remettre
crûment sous le joug du catholicisme romain. Il y avait entre elle et
l'Église de Rome un abîme de sang et de haine, et, quelque pratique et
sage qu'on soit devenu, on ne parvient jamais à réprimer en son sein une
passion développée par l'histoire. D'ailleurs, le bourgeois français se
serait couvert de ridicule s'il était retourné à l'église pour y
prendre part aux pieuses cérémonies du culte divin, condition
essentielle d'une conversion méritoire et sincère. Plusieurs l'ont bien
essayé, mais leur héroïsme n'eut d'autre résultat qu'un scandale
stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible à cause de la
contradiction insoluble qui existe entre la politique invariable de Rome
et le développement des intérêts économiques et politiques de la classe
moyenne.
Sous
ce rapport, le protestantisme est beaucoup plus commode. C'est la
religion bourgeoise par excellence. Elle accorde juste autant de liberté
qu'il en faut aux bourgeois et a trouvé le moyen de concilier les
aspirations célestes avec le respect que réclament les intérêts
terrestres. Aussi voyons-nous que c'est surtout dans les pays
protestants que le commerce et l'industrie se sont le plus développés.
Mais il était impossible pour la bourgeoisie de la France de se faire
protestante. Pour passer d'une religion à une autre — à moins qu'on ne
le fasse par calcul, comme le font quelquefois les Juifs en Russie et en
Pologne, qui se font baptiser trois, quatre fois, afin de recevoir
chaque fois une rémunération nouvelle —, pour changer de religion, il
faut avoir un grain de foi religieuse. Eh bien, dans le cœur
exclusivement positif du bourgeois français, il n'y a point de place
pour ce grain. Il professe l'indifférence la plus profonde pour toutes
les questions, excepté celle de sa bourse avant tout, et celle de sa
vanité sociale après elle. Il est aussi indifférent pour le
protestantisme que pour le catholicisme. D'ailleurs la bourgeoisie
française n'aurait pu embrasser le protestantisme sans se mettre en
contra-diction avec la routine catholique de la majorité du peuple
français, ce qui eût constitué une grave imprudence de la part d'une
classe qui voulait gouverner la France.
Il
restait bien un moyen : c'était de retourner à la religion humanitaire
et révolutionnaire du XVIIIe siècle. Mais cette religion mène trop loin.
Force fut donc à la bourgeoisie de créer, pour sanctionner le nouvel
État, l'État bourgeois qu'elle venait de créer, une religion nouvelle,
qui pût être, sans trop de ridicule et de scandale, la religion
professée hautement par toute la classe bourgeoise.
C'est ainsi que naquit le déisme de l'École doctrinaire.
D'autres
ont fait, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, l'histoire de la
naissance et du développement de cette École, qui eut une influence si
décisive et, je puis bien le dire, funeste sur l'éducation politique,
intellectuelle et morale de la jeunesse bourgeoise en France. Elle date
de Benjamin Constant et de Mme de Staël, mais son vrai fondateur fut
Royer-Collard ; ses apôtres : MM. Guizot, Cousin, Villemain et bien
d'autres ; son but hautement avoué : la réconciliation de la Révolution
avec la Réaction, ou, pour parler le langage de l'École, du principe de
la liberté avec celui de l'autorité, naturellement au profit de ce
dernier.
Cette
réconciliation signifiait, en politique, l'escamotage de la liberté
populaire au profit de la domination bourgeoise, représentée par l'État
monarchique et constitutionnel ; en philosophie, la soumission réfléchie
de la libre raison aux principes éternels de la foi. Nous n'avons à
nous occuper ici que de cette dernière.
On
sait que cette philosophie fut principalement élaborée par M. Cousin,
le père de l'éclectisme français. Parleur superficiel et pédant,
innocent de toute conception originale, de toute pensée qui lui fût
propre, mais très fort dans le lieu commun, qu'il a le tort de confondre
avec le bon sens, ce philosophe illustre a préparé savamment, à l'usage
de la jeunesse étudiante de France, un plat métaphysique de sa façon,
et dont la consommation, rendue obligatoire dans toutes les écoles de
l'État, soumises à l'Université, a condamné plusieurs générations de
suite à une indigestion du cerveau. Qu'on s'imagine une vinaigrette
philosophique composée des systèmes les plus opposés, un mélange de
Pères de l'Église, de scolastiques, de Descartes et de Pascal, de Kant
et de psychologues écossais, le tout superposé sur les idées divines et
innées de Platon et recouvert d'une couche d'immanence hégélienne,
accompagné nécessairement d'une ignorance aussi dédaigneuse que complète
des sciences naturelles, et prouvant que deux fois deux font cinq. »
Heidegger et les guerriers de Shambhala
De
nos jours, le Victor Cousin des bobos se nomme Fabrice Midal. Il dirige
l’École occidentale de méditation dont le grand séminaire estival
évoque cette vinaigrette philosophique qui fait sourire Bakounine.
Durant 18 jours et pour 1100 €, Fabrice Midal mélangera Dogen
et Heidegger, Descartes et Shunryu Suzuki, Cézanne et Milarépa,
Montaigne et Rilke, Kant et Chögyam Trungpa, Diane Arbus et Shantideva
sur fond de méditation.
Le
principal « plat métaphysique » de Fabrice Midal se trouve dans son
texte sur la pensée bouddhique et la philosophie de Heidegger intitulé
« Conférences de Tokyo ».
N'est-il
pas inquiétant de faire rencontrer les idées de Chögyam Trungpa, gourou
tibétain fou et propagateur de la doctrine guerrière de Shambhala, et
la philosophie de Heidegger ? Martin Heidegger, ce « Philosophe de «
l'être au monde » dont les sectateurs affirment que n'a strictement
aucune importance sa propre façon d'avoir « été au monde », c'est-à-dire
son adhésion consciente et volontaire au parti nazi à une époque où ce
n'était pas encore obligatoire.
Pensée
profondément et radicalement réactionnaire qui justifie toutes les
formes de fuites irrationnelles dans une auto-exaltation
logomachiquement poétique par refus de chercher à dominer une technique
qui de toute façon nous dominera. A fait beaucoup de mal. En particulier
à Jean-Paul Sartre », affirme Jean-François Kahn.