Gnose
Epiphane, Rimbaud gnostique.
Des trois grands maîtres gnostiques alexandrins, le plus attachant et le plus singulier semble avoir été Carpocrate. Il était grec, originaire de l’île de Céphalonie et l’on connaît le nom de sa compagne : Alexandreia, et de son fils : Epiphane. Elevé dès son plus jeune âge dans la philosophie platonicienne et l’enseignement gnostique, Epiphane devint très tôt un véritable maître, d’une précocité étonnante. Il mourut en effet à dix-sept ans, laissant un traité Sur la Justice dont Clément d’Alexandrie cite un assez long passage. On transporta son corps dans son île natale où il fut enterré avec les honneurs divins. Telles sont les seules images historiques suggérées par les contemporains sur les fondateurs de la secte : celle d’un couple éminemment averti et instruit et celle d’un adolescent au savoir encyclopédique et au génie précoce, Rimbaud gnostique.
Si l’on excepte la doctrine assez singulière qu’ils professait sur la métempsycose et la transmigration des âmes, l’enseignement des Carpocratiens ne se distingue pas particulièrement de celui des autres gnostiques. Pourtant, les auteurs chrétiens s’acharnèrent contre eux avec une rage à laquelle on doit d’ailleurs de posséder sur leurs pratiques un certain nombre de détails. C’est que les Carpocratiens poussaient jusqu’à leurs conséquences extrêmes – théoriques et pratiques – les principes essentiels de la gnose et appliquaient, stricto sensu, l’enseignement de Carpocrate et d’Epiphane. Ce monde, à leurs yeux, est l’œuvre d’anges inférieurs qui détournèrent totalement à leur profit la volonté et les intentions du vrai Dieu. Et ce " détournement d’intentions " eut deux conséquences notables : dénaturer le désir du coït, que Dieu avait mis chez l’homme et les êtres vivants, pour l’asservir aux lois de la société et épuiser, détruire la Loi divine en suscitant les lois particulières et fragmentaires de ce monde. La logique de cet enseignement est claire : pour retrouver la source pure du désir et la Loi véritable, les Carpocratiens doivent violer, partout et en toute occasion, les lois trompeuses de ce bas monde. C’est l’immoralisme érigé en système rationnel, l’insoumission totale élevée au rang de voie libératrice, bref ce qu’un auteur chrétien du temps traduit par cette phrase : " L’homme pour être sauvé, doit selon eux perpétrer toutes les ignominies possibles. "
Toutefois, l’aspect le plus intéressant de cette pensée subversive, c’est que les Carpocratiens s’en sont pris tout particulièrement aux formes sociales de ce détournement, à l’injustice et à son expression majeure : la propriété. Pour Epiphane, la Loi divine était une loi de Justice et d’Egalité. Dieu ne voulait pas que les biens de ce monde soient inégalement partagés entre les hommes. Aussi, Epiphane revendique-t-il l’abolition de toute propriété, le retour à la communauté intégrale des êtres et des biens, c’est-à-dire des richesses et des femmes. Il faut citer ici l’admirable texte (écrit, je le rappelle, entre quinze et seize ans) par lequel, en une vision naïve mais impressionnante, il dénonce l’injustice de ce monde et la constante iniquité des lois humaines.
" En quoi consiste la Justice ? En une communauté d’égalités. Un ciel commun se déploie sur nos têtes et recouvre la terre entière de son immensité, une même nuit révèle à tous indistinctement ses étoiles, un même soleil, père de la nuit et engendreur du jour, brille dans le ciel pour tous les hommes également. Il est commun à tous, riches ou mendiants, rois ou sujets, sages ou fous, hommes libres ou esclaves. Dieu lui a fait déverser sa lumière pour tous les êtres de ce monde afin qu’il soit un bien commun à tous : qui oserait vouloir s’approprier la lumière du soleil ? Ne fait-il pas pousser les plantes pour le profit commun de tous les animaux ? Ne répartit-il pas sa justice également entre tous ? Il ne fait pas croître les plantes pour tel ou tel bœuf mais pour l’espèce des bœufs, pour tel ou tel porc mais pour tous les porcs, pour telle ou telle brebis mais pour toutes les brebis. La justice pour les animaux, est un bien qu’ils possèdent en commun.
" Et tout ce qui existe et ce qui vit est soumis à cette loi de justice et d’égalité. La nourriture fut répandue pour tous les êtres vivants, indistinctement et sans privilégier aucune espèce. De même pour la génération. Il n’existe pour elle aucune loi écrite car cette loi, fatalement, serait fausse. Les animaux procréent, engendrent et s’accouplent selon les lois d’une communauté qui leur fut inculquée par la justice. Le Père du Tout a donné la vue à tous et sa seule loi fut celle de la justice, sans établir de distinction entre mâle et femelle, homme ou femme, êtres raisonnables ou êtres sans raison. Quant aux lois de ce monde, ce sont elles justement qui nous ont appris à agir contre la loi. Les lois particulières fragmentent et détruisent la communion avec la loi divine. Comment comprendre cette parole de l’apôtre : " Je n’ai connu le péché que par la loi ", si ce n’est que les mots le mien, le tien sont entrés dans ce monde par les lois et que ce fut la fin de toute communauté ? Pourtant ce que Dieu a créé, il l’a créé pour tous et en commun, vignes, céréales et tous les fruits. A-t-on vu des vignes chasser les passereaux et les voleurs ? Mais du jour où la communauté n’a plus été comprise comme une égalité et fut déformée par les lois, ce jour-là est né le voleur.
" De même, Dieu a créé le plaisir d’amour également pour tous les hommes et il a fait s’accoupler le mâle et la femelle pour manifester sa justice par la communauté et l’égalité des plaisirs. Mais les hommes ont renié ce par quoi ils existent et ils disent : " Que celui qui a pris une épouse la garde pour lui seul " alors que tous devraient y avoir part. " Et Epiphane ajoute : " Dieu a mis en chaque homme un désir impétueux et puissant pour propager l’espèce et aucune loi, aucune coutume ne saurait l’exclure de ce monde car c’est Dieu qui l’a institué. Aussi la parole qui dit : " Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain ", est-elle une parole absurde. Comment ce même Dieu qui a donné à l’homme le désir le lui reprendrait-il ensuite ? Mais la plus absurde de toutes les lois du monde est encore celle qui ose dire : " Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain ", car c’est renier la communauté et se résoudre à la séparation. "
Ces mots, ces phrases, ces idées, nous les avons déjà lus et entendus depuis longtemps. Ils rendent un son familier, expriment une exigence que proclamèrent, bien avant Epiphane, Antigone, Epicure, Diogène et après lui, bien des penseurs et philosophes utopistes. Mais c’est moins la naïveté, l’illusion idéologique de cette pensée qui importent à nos yeux – cette attitude rousseauiste devant ce viol, cette injustice qu’est toute appropriation – que les conséquences entrevues par les disciples d’Epiphane. Car nul doute qu’ils n’aient appliqué ces principes, pratiqué la libre communauté des femmes et des biens. L’effroi des auteurs chrétiens, l’horreur qu’on devine dans leurs témoignages, suffit à l’attester. Nul doute aussi qu’ils n’aient opposé aux institutions : mariage, famille, Eglise, pouvoir sous toutes ses formes, une fin de non recevoir accompagnée d’un mépris souverain.
Jacques Lacarrière, " Les gnostiques ".